Philippe Jarousky Par Philippe Gervais et Pascal Lysaught
/ 6 août 2006
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La première visite au Québec
de Philippe Jaroussky, contre-ténor français, ne passe pas inaperçue,
et pour cause : le jeune homme a l’étoffe d’une star. Il nous a
confié avoir beaucoup appris en regardant Cecilia Bartoli, dont il
admire la voix autant que le charisme. Comme elle, chantant sans le
secours d’une partition, il établit un contact immédiat avec le
public, qu’il séduit en déployant une étonnante palette de couleurs
et de moyens expressifs ; aigus cristallins, vocalisation insolente,
déclamation expressive, toute la magie du théâtre baroque est là,
avec en prime l’illusion d’un naturel et d’une simplicité totale.
À vingt-huit ans, une magnifique carrière s’ouvre devant lui.
LSM :
Quand avez-vous découvert votre vocation de chanteur ?
PJ : Au départ, j’étais violoniste.
À dix-huit ans, je suis allé entendre un contre-ténor en concert,
et je me suis dit que je pouvais faire ça, que je l’avais en moi.
Ce chanteur, Fabrice di Falco, possédait une grande facilité dans
l’aigu et son naturel m’impressionnait. J’ai donc décidé de
suivre des cours avec la professeure qui l’avait guidé, une merveilleuse
pédagogue auprès de qui j’étudie depuis maintenant dix ans. Ça
m’a évité d’aller, comme beaucoup de chanteurs, d’un professeur
à l’autre ! J’ai ensuite rapidement fait des rencontres, avec Jean-Claude
Malgoire, puis avec Gérard Lesne, qui m’a invité à chanter dans
l’oratorio Sedecia d’Alessandro Scarlatti ; j’avais vingt
et un an, c’était ma première apparition au disque ! J’ai eu beaucoup
de chance qu’on me fasse confiance si tôt ; j’ai pu commencer à
travailler alors que j’étais encore aux études, ce qui n’est pas
donné à tout le monde.
Et quand avez-vous fait la connaissance
de Marie-Nicole Lemieux ?
C’était pour l’enregistrement d’Orlando
furioso de Vivaldi, avec Jean-Christophe Spinosi et l’ensemble
Matheus. Je dois dire que Marie-Nicole et moi nous sommes tout de suite
plu ! Mais l’amitié ne se serait peut-être pas développée s’il
n’y avait pas eu ensuite de nouveaux projets ; nous nous sommes retrouvés
pour deux autres opéras de Vivaldi avec l’ensemble Matheus, la
Fida Ninfa et la Griselda (qui sort cet automne sur disque).
Nous sommes aussi restés deux mois ensemble à Berlin pour une production
avec René Jacobs, le Retour d’Ulysse de Monteverdi. L’année
prochaine, nous partagerons encore la scène à l’Opéra de Nancy
dans Giulio Cesare de Handel, où elle tiendra le rôle-titre
et moi celui de Tolomeo, et nous avons bien hâte ! Il y a vraiment
une connivence qui s’est installée : je l’ai invitée à venir
chanter sur mon dernier disque, et il est clair maintenant que nous
avons envie de collaborer chaque fois que ce sera possible.
Vous avez pourtant des voix assez
différentes…
Oui, mais vous savez, ce ne sont pas
les voix les plus proches qui s’assemblent le mieux. C’est le résultat,
l’alchimie, qui compte ! En plus, nous avons des caractères qui se
complètent bien, moi très musicologique, plus réservé, elle spontanée
et enflammée, ce qui fait qu’on s’amuse beaucoup ensemble. Marie-Nicole
jouit d’ailleurs d’une grande popularité en Europe !
Les meilleurs contre-ténors ont des
voix très typées. James Bowman, René Jacobs, Gérard Lesne, chacun
semble avoir son timbre et sa technique bien à lui…
Oui, tout à fait, c’est la même chose
pour Dominique Visse, Andreas Scholl et bien d’autres : impossible
de ne pas les reconnaître ! Comme la voix de contre-ténor ne reçoit
pas un traitement lyrique traditionnel, elle peut en effet être abordée
de manière bien personnelle dès le départ.
Mais alors, comment trouve-t-on sa
voix lorsqu’on évolue dans ce registre, comment parvient-on à se
démarquer ?
Justement, je crois qu’il ne faut pas
chercher à avoir une voix différente et à se distinguer à tout prix.
Il faut plutôt garder les qualités intrinsèques de sa voix naturelle
et en travailler les défauts. L’originalité viendra d’elle-même
! La mienne tient beaucoup à mes harmoniques aiguës ; j’ai plutôt
un registre de mezzo, et même de soprano dans la couleur, vraiment
très claire. Ma tessiture est bien particulière, ce qui fait que pour
le moment, je ne suis pas encore prêt à aborder certains rôles d’alto.
Je ne pourrais pas faire le Jules César de Handel, par exemple. Par
contre, en DVD, j’ai chanté la Speranza dans l’Orfeo de
Monteverdi et Néron dans Agrippina de Handel, deux rôles habituellement
tenus par des femmes !
Y a-t-il un contre-ténor que vous
admirez particulièrement ?
Un des premiers que j’ai entendus est
James Bowman, que j’ai entendu chanter encore récemment, il est incroyable,
surtout dans le répertoire anglais. J’ai été marqué aussi par
Henri Ledroit, mort prématurément, mais qui avait beaucoup de chaleur
et d’émotion dans la voix ; il a laissé des disques très personnels,
musicologiquement parfaits encore aujourd’hui. Gérard Lesne s’en
est d’ailleurs beaucoup inspiré, comme quoi il existe bel et bien
une école française de contre-ténor, comme il y a des écoles anglaise
et américaine. En fait, les jeunes contre-ténors sont maintenant partout
très nombreux, il y a des dizaines de noms qui circulent sur les deux
continents…
Mais vous êtes un de ceux qui ont
une belle carrière discographique devant eux ! Allez-vous offrir votre
version des œuvres les plus connues, comme le
Stabat Mater de Vivaldi ?
En fait, au risque de dérouter les gens,
j’aime proposer des œuvres rares, comme dans mon dernier disque,
« Beata Vergine ». Même les cantates avec basse continue de Vivaldi
que j’avais données auparavant sont loin d’être connues. Mais
je ferai éventuellement le Stabat Mater, lorsque ma voix se
sera développée vers le grave. En juillet, avec l’ensemble Matheus,
j’enregistre aussi un « album Vivaldi », comme Cecilia Bartoli.
Ça peut sembler audacieux de vouloir marcher dans ses traces, mais
ce sera un disque différent du sien ; il n’y aura aucun air en commun.
Vous allez également faire paraître
bientôt un disque en hommage au castrat Carestini. Avait-il une voix
semblable à la vôtre ?
Pas au début ni à la fin de sa carrière
; comme beaucoup de castrats, il a commencé soprano et terminé alto.
Mais heureusement, il a chanté une grande partie de sa vie dans une
tessiture plutôt mezzo, et c’est pour cela que je l’ai choisi.
Vous savez, on parle toujours de Farinelli, mais ce n’est pas nécessairement
un artiste représentatif de son époque : il a eu une carrière assez
courte et n’a pas chanté beaucoup de chefs-d’œuvre. Alors, je
trouvais intéressant de faire connaître plutôt le répertoire de
Carestini, qui a travaillé pour Handel (il a été le premier Ariodante),
mais aussi pour Hasse, Porpora et Gluck.
Plusieurs pensent que les voix de
femmes sont plus appropriées que les voix d’hommes pour rendre aujourd’hui
la virtuosité et l’étendue vocale exceptionnelle des castrats…
Il y a en effet une polémique. Pour
remplacer les castrats, doit-on faire appel à un contre-ténor ou à
une femme ? En réalité, les castrats possédaient des capacités vocales
largement supérieures à celles des contre-ténors d’aujourd’hui.
La castration freinait l’allongement des cordes vocales et empêchait
le larynx de grandir, mais à l’opposé, elle faisait croître grandement
les capacités thoraciques. Ces chanteurs développaient donc des voix
puissantes que les femmes peuvent recréer à présent de manière plus
convaincante, je dois le dire en toute honnêteté. Voyez Cecilia Bartoli
: elle fait divinement bien les airs de castrats, avec une longueur
de voix, une projection que très peu de contre-ténors affichent. Je
pense aussi à Marie-Nicole Lemieux : dans le rôle-titre de l’Orlando
furioso de Vivaldi, où elle se travestit en homme, elle a un héroïsme
que je ne possède pas. Par contre, dans ce même opéra, je crois que
le personnage de Ruggiero me convient bien : on y entend quelque chose
de l’enfant, un mélange de force et de raffinement qui peut être
troublant. Je ne saurais pas chanter les scènes de folie d’Orlando
de manière suffisamment dramatique, mais j’apporte un côté rêveur
en interprétant Ruggiero. Ainsi, un contre-ténor et une contralto
peuvent très bien participer à la même production, chacun à sa façon,
comme on le voit d’ailleurs souvent maintenant !
Vous faites de plus en plus d’opéra.
Avez-vous été confronté à des mises en scène que vous n’aimiez
pas ?
On a tous été victimes de mises en
scène farfelues, et on le sera encore ! Il y a un peu partout cette
tendance à considérer que le chanteur est juste un acteur sur scène
et qu’il doit se débrouiller avec sa voix, peu importe ce qu’il
fait, peu importe s’il est allongé dans une position invraisemblable…
Ceci dit, malgré tout, je dois reconnaître qu’on sent souvent maintenant
une volonté de creuser de plus en plus la psychologie des personnages.
Par exemple, quand j’ai chanté Telemaco dans le Retour d’Ulysse
de Monteverdi, on m’avait demandé un grand travail pour rendre la
complexité de ce personnage, et ça me semblait intéressant, même
si tout le monde n’a pas compris, ou si le résultat a été gommé
par des provocations. Mais je préfère une mise en scène qui prend
le risque d’aller loin à une autre qui serait simplement jolie à
regarder.
Par ailleurs, vous attachez une grande
importance au texte, à la
diction…
Oui, j’aime chercher le juste poids
d’un mot. En ce moment, je le trouve beaucoup en écoutant de la chanson
française. Dans l’opéra, on a parfois tendance à caricaturer, alors
que si on écoute Jacques Brel, par exemple, on voit qu’il sait préparer
le mot sur son visage, anticiper la note, déposer les consonnes et
finalement donner le relief nécessaire sans exagérer. Lorsque je chante
le Stabat Mater de Sances, sur mon dernier disque, je ne veux
pas me mettre à illustrer chaque mot, bien que le texte soit très
visuel, parce qu’alors on va perdre la dimension magique. Même si
mon modèle est Bartoli, je suis en ce moment dans une recherche de
naturel, je veux épurer ma technique et mon émission. Pour cela, la
musique du xviie siècle est plus difficile que celle du xviiie : il
faut trouver un équilibre délicat, éviter la froideur autant qu’une
hyperexpressivité qui devient vite vulgaire.
Les disques vous tiennent vraiment
à cœur !
Oui, c’est ma façon de laisser une
trace, si petite soit-elle. Voyez la place que prennent aujourd’hui
Callas ou Menuhin dans l’imaginaire des gens ! Alors j’espère que
mes disques resteront, ne serait-ce que pour quelques personnes… Nous,
les interprètes, sommes des passeurs, qui gardons toujours comme moteur
cette admiration pour des génies comme Vivaldi ou Handel, qui ont contribué
à l’évolution de
l’humanité. n
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