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La Scena Musicale - Vol. 11, No. 1

La mélodie des illusions

Par Marie Lambert-Chan / 22 septembre 2005


La musique adoucit les mœurs, dit-on. Pour ceux qui la pratiquent, il en va parfois autrement. Il arrive que les di(check)cultés rencontrées par les musiciens classiques lors de
leur formation écorchent à la fois le corps et l'esprit. Certains n'ont pas encore atteint l'âge de la majorité, et doivent déjà plonger dans un monde où l'extase est grande,
mais la chute souvent brutale.

Finale du Concours de musique du Canada 2003. Sur l'estrade, Marjolaine Lambert, jeune violoniste de 16 ans, tente une ultime fois d'impressionner le jury. Elle attaque le Concerto en mi mineur de Julius Conus, musique inspirée des guerres napoléoniennes. Avec assurance, elle donne un dernier coup d'archet et, rassérénée par les applaudissements, elle salue victorieusement son public. Cette performance, tout en lui valant une troisième place, constituait le point culminant d'une année intense où les concours, les cours, les pratiques individuelles et orchestrales, l'enseignement à temps partiel et les contrats s'étaient enchaînés de manière infernale... jusqu'à ce qu'elle craque sous la pression. Le diagnostic : épuisement professionnel. Comme beaucoup d'autres étudiants en musique classique, Marjolaine subit les contrecoups des exigences de sa formation. « Les gens qui ne jouent pas d'un instrument ne peuvent pas comprendre les impératifs et les misères du métier... », a(check)rme-t-elle avec amertume.

Des êtres fragiles ?

Le cas de Marjolaine ne fait pas figure d'exception dans le milieu. La musique, comme tout art de performance, implique un investissement complet de l'artiste, quelques fois au péril de sa santé. Selon Steven Mayer, pianiste de renommée internationale et professeur invité à la Manhattan School of Music, le musicien n'a d'autre choix que de jurer fidélité à son instrument pour l'éternité. « Comme pour le mariage, il faut s'attendre à vivre autant de sacrifices que de moments d'extase. » Selon lui, être musicien ne se résume pas à un métier. La recherche de la perfection, la discipline, la concentration et la rigueur que demande l'apprentissage de la musique classique entraînent nécessairement un mode de vie particulier, tout dévoué à cet art.

Une étudiante préférant taire son nom et celui de l'institution qu'elle fréquente confie : « L'image que j'emploie pour décrire ma situation, c'est "La Route de briques jaune" dans Le Magicien d'Oz. Dans le cas de certains individus, leur route est déjà tracée et ils la suivent, sans vraiment se poser de questions. Quant à moi, chaque brique que je pose sur mon chemin est le fruit d'un effort incommensurable. C'est très frustrant, surtout quand ces efforts sont trop souvent ignorés. En musique, rien ne se fait à court terme ».

Jouer de la musique n'est donc pas qu'un jeu, d'autant plus que la formation d'interprète peut s'étendre sur plus d'une vingtaine d'années. Intérioriser une partition, comprendre les harmonies, saisir les intentions du compositeur et les faire rejaillir au bout de ses doigts représentent des défis émotionnels de tous les instants. Et très souvent, les longues heures de pratique obligent le musicien à travailler dans la plus grande solitude. À la fois isolés et passionnés, les interprètes triment jour et nuit afin d'améliorer leur art et d'être au sommet de leur forme musicale pour affronter la pression des études et des concours.

À 24 ans, Martin Robidoux sort à peine de sa traversée du désert. Désabusé suite à son échec au concours de Bruges, en Belgique, le jeune claveciniste a longtemps remis en question ses années de dur labeur et du coup, son avenir. « Tous ces efforts, toute cette énergie, envolés, perdus... Est-ce que ça vaut la peine de continuer ? Je ne peux pas attendre indéfiniment que quelque chose se passe ! » Devenir soliste professionnel demande du talent, évidemment, mais surtout quantité de travail, une technique impeccable... et une détermination à toute épreuve.

Dans un monde où les vacances n'existent pas et où les désillusions sont monnaie courante -- moins d'un pour cent d'entre eux deviendront les prochains Itzhak Perlman et Martha Argerich -- un tel régime ne peut se maintenir sans heurt. Les blessures corporelles et psychologiques frappent bien des musiciens et ceux-ci ne bénéficient malheureusement pas toujours d'une aide adéquate pour s'en sortir.

Parmi les 200 élèves du Conservatoire de musique de Montréal (CMM), plusieurs avouent que leur institution manque de ressources. La situation ne serait guère plus reluisante dans les facultés de musique de Montréal. Le pianiste Dominique Boulianne, 25 ans, s'est retrouvé chez un médecin sportif pour guérir un kyste que tous ses professeurs qualifiaient de «simple tendinite». Il a aussi consulté une psychothérapeute pour vaincre son anxiété de la scène. Il croit fermement que l'embauche d'un physiothérapeute et d'un psychologue ne constitue pas un luxe pour le Conservatoire, mais bien une nécessité. Isolde Lagacé, directrice du CMM, n'est pas de cet avis. « Nous connaissons extrêmement bien nos élèves et ces derniers savent qu'ils peuvent compter sur le personnel en tout temps. » Pour Christiane Lafiamme, fiûtiste professionnelle et professeure indépendante, cela ne su(check)t pas. « Parfois, un professeur peut recevoir les confidences d'un ou d'une élève qui, de par leur nature, ne relèvent plus de ses compétences, mais bien de celles d'un psychiatre ! »

Le maître et l'élève

Enseigner un instrument est une tâche délicate et lourde de responsabilités. Le professeur est confronté à un talent en construction à l'estime vulnérable et aux émotions à fieur de peau. Un seul commentaire peut su(check)re à stimuler ou à anéantir l'élève. « Tu n'as pas de talent, pas d'avenir ! Sois donc plus intelligente que ça ! » Onze années ont passé. Annie-Claude Thiffault, violoncelliste dans l'Orchestre symphonique des jeunes de Montréal, se souvient encore parfaitement de ces paroles blessantes. « Cette enseignante insultait ses élèves et leur criait après. À ses yeux, nous étions tous pourris, se rappelle-t-elle. Un autre professeur, après m'avoir écoutée jouer, m'a déjà dit : « Tu ne me refais plus jamais ça, sinon je ne suis plus ton prof ! » Dominique Boulianne a, de son côté, reçu une volée de bois vert de la part de l'un de ses professeurs parce que, selon ce dernier, il jouait trop « en fifi ».

Le dérangeant long-métrage de Michael Haneke, La Pianiste, lèverait-il le voile sur une réalité jusqu'à présent ignorée ? Ne nous emballons pas. Pragmatique, Richard Poulin, guitariste et professeur au département de guitare du Collège Champagneur, remet les pendules à l'heure. « Il ne faut pas faire des montagnes avec les confiits entre profs et élèves. Cette relation est personnelle. On peut donc imaginer que les confiits entre une personne et une autre personne sont nombreux, comme dans n'importe quel domaine, surtout lorsqu'il y a une relation de pouvoir. C'est la vie ! La manipulation, il y en a dans tous les domaines, en musique comme ailleurs. »

Ainsi, il serait faux de croire que toutes les expériences d'enseignement sont éprouvantes. Jean-Willy Kunz, organiste français, a toujours connu des professeurs généreux et stimulants. La gentillesse et l'ouverture des professeurs d'ici l'ont même motivé à poursuivre ses études à Montréal. « Ce qui me frappe le plus depuis mon arrivée au Québec, il y a un an, c'est la proximité entre élèves et professeurs.Ces derniers nous considèrent plus comme de futurs collègues que comme leurs élèves », a(check)rme-t-il avec enthousiasme. De son côté, le célèbre pianiste Marc-André Hamelin est la preuve vivante que la réussite n'est pas synonyme de souffrance. « Jusqu'à présent, ma carrière de musicien s'est déroulée sans encombre. Mon entourage m'a beaucoup soutenu et j'ai rencontré des professeurs extraordinaires. »

Il demeure cependant un fait : savoir développer le talent d'un artiste en devenir requiert du doigté, de la compréhension et surtout, surtout, de l'humilité. « Un professeur doit diriger un élève de façon à ce qu'il progresse sans l'étouffer. Il doit également être à l'écoute de ce que désire son élève. Enfin, il doit savoir quand et comment le laisser partir, si c'est la volonté de ce dernier », commente Christiane Lafiamme. Elle poursuit en disant que les élèves, surtout les plus jeunes, demeurent des êtres fragiles et qu'il faut donc faire preuve de jugement dans le discours qu'on leur tient.

Devant une telle fragilité, le professeur peut être tenté d'abuser de son pouvoir, comme le démontre l'expérience troublante de Jérémie Pelletier, jeune pianiste de 23 ans. « De dix à dix-huit ans, j'ai eu une professeure qui pratiquait sur moi la manipulation mentale la plus odieuse qui soit. Peu à peu, elle en est venue à contrôler toute ma vie : mes sorties, mes amis, mes amours, mon argent de poche. J'étais prisonnier, traumatisé. Mon estime était à zéro. Quand je suis arrivé au CMM, je craignais mon nouveau professeur. Je sursautais quand il me parlait. Et, pire que tout, j'avais perdu le plaisir de la scène », se remémore-t-il péniblement.

Aux dires de Steven Mayer, si l'élève est entre bonnes mains, il doit savoir s'abandonner entièrement à l'enseignement de son professeur. Si le doute s'installe, il ne peut y avoir de progrès. Christiane Lafiamme abonde dans ce sens, mais est consciente que ce type de relation est rare, voire privilégié. La jalousie, la projection et l'autoritarisme prennent parfois le pas sur la transmission de l'art. « Dans la majorité des cas, trouver LE professeur peut s'avérer long et ardu, très ardu... Mais, une fois que vous y êtes, votre vie musicale est transformée, enrichie! La solution pour y arriver? S'informer, être référé, avoir des preuves. C'est ainsi que se bâtit la confiance envers un enseignant. » Quant à Richard Poulin, il soutient que la qualité principale d'un bon professeur est de savoir aller au-delà de l'instrument, de prendre en considération le bagage de l'élève afin de lui indiquer la voie à suivre.

Entre la surexploitation d'un talent et la volonté d'épanouir ce dernier, entre la confiance et l'aveuglement, la frontière demeure bien mince. Enseigner un instrument, c'est provoquer la recherche, le goût d'aller plus loin. C'est surtout donner du pouvoir grâce aux apprentissages, afin que l'élève devienne son propre maître, s'affranchisse de son professeur. C'est apprendre à apprendre. Et cela ne s'applique pas qu'à la musique...

Tout pour la musique

Malgré toutes ces vicissitudes, tous les musiciens rencontrés se révèlent de véritables pasionarias de la musique. « Je veux faire ça toute ma vie. Je ne joue pas pour faire plaisir aux autres. Je joue pour me faire plaisir, parce que c'est mon langage, ma façon de m'exprimer », explique avec feu Jérémie Pelletier. « La musique est un art inexplicable. Si on se rappelle continuellement qu'on s'adonne à un art mystérieux et miraculeux, ça devrait être su(check)sant pour nous motiver à poursuivre. Explorer et mettre en valeur un répertoire qui est infini... N'est-ce pas ce qu'il y a de plus exaltant ? », rappelle Marc-André Hamelin, un léger trémolo dans la voix. Nietzsche ne disait-il pas que « sans la musique, la vie serait une erreur » ? *


(c) La Scena Musicale 2002