Philippe Keyser et le Kollectif Par Marc Couroux
/ 7 août 2005
Une révolution musicale et pédagogique
À
La Sala Rossa, où se rencontrent régulièrement les amateurs d’expérimentation
musicale, une foule se rassemble pour assister au concert d’un « big band » du
Cégep de Saint-Laurent. Durant les deux heures qui suivront, une brèche
s'ouvrira momentanément, par laquelle poindront d'extraordinaires promesses
d'humanité. Un lieu où collectivité et individualité se côtoient en toute
confiance, où semble possible, voire même naturelle, la résistance à
l'idéologie dominante. Où l'anarchie, non encore corrompue par la propagande
grand public, retrouve son authentique pouvoir subversif : un système sans
force centralisatrice au sein duquel les protagonistes expérimentent tout en
demeurant responsables, repoussent les limites du connu tout en étant
pleinement conscients du rayonnement de leur action sur les autres.
Tout débute ainsi : en solo, une chanteuse, dont les
choix de tonalités diversifiés annoncent d'entrée de jeu le caractère
particulier de la soirée, nous mène assez rapidement vers un champ
d'interactions vocales fragmentées, Philippe Keyser agissant davantage comme «
coordonnateur » que comme chef d'orchestre. Des éclats bruts d'énergie compacte
émergent du groupe, accompagné de deux percussionnistes jouant l'un et l'autre
en symbiose, à tour de rôle généreux et réceptifs. Nous sommes au cœur d'une
création collective dont chaque interprète est également responsable. Pablo Le
Cavalier-Ruiz intervient avec un solo de flûte à bec amplifié électroniquement,
une réflexion sonore menant vers la première des œuvres de la soirée pouvant
être qualifiées de « standards » : Don Ellis, Pete Rugolo et Steve Lacy sont au
programme. Ayant solidement assimilé le répertoire, les membres de la formation
parviennent à une intégration homogène de leur créativité avec celle de leurs
précurseurs, alternant pièces écrites et improvisations collectives. La
conception est à son apogée lorsque Maxime Bock récite des vers de Claude
Gauvreau, lesquels sont suivis de ses propres textes, des poésies langagières
empreintes d’une sorte de gymnastique sémantique caractérisant l’ensemble des
interventions. La soirée se termine sur les notes de Bulgarian Bulge de
Don Ellis, qui est difficilement distinguable par moments, le public ayant pris
d’assaut la piste de danse. Spectateurs et interprètes sont ainsi confondus et
participent à une expérience de création mutuelle.
Bien entendu, le tout se déroule dans un contexte
social qui nous rappelle que l’art et la politique ne font pas bon ménage, que
la musique est une simple distraction ou, pis encore, un jeu élitiste qui n’est
destiné qu’aux érudits en possession de tous les outils requis pour décoder son
langage. Cependant, toute forme d’art est fondamentalement politique, et il
appartient à l’artiste de faire face à cette réalité de manière constructive
(ou non), d’adhérer au système ou de le remettre en question. L’art allant à
l’encontre des traditions immuables sera toujours source de confusion et de
consternation. Le fait que les protagonistes soient âgés de 17–18 ans n’enlève
rien à la crédibilité du message livré; au contraire, celui-ci est d’autant
plus dangereux.
Depuis des années, Keyser, directeur du big band CSL,
aussi connu sous le nom d’« Ensemble Multidirectionnel » ou, plus pertinemment,
de « Kollectif », n’a cessé de lutter au nom de ses étudiants contre les
structures pédagogiques orthodoxes qui prédominent. Le Creative Music Studio de
Woodstock, lieu où les expérimentations des Karl Berger, Leo Smith, Ornette
Coleman, Anthony Braxton et autres se sont développées vers le milieu des
années 70, fut une révélation pour le jeune Keyser et constitua le point de
départ de ses vingt-cinq années de revendications musicales.
Utilisé pour la première fois le 17 décembre 2003, le
terme Kollectif, pour une fois employé correctement, fait référence à
une révolution à la fois sociale et musicale. Keyser et quelque vingt étudiants
ont donné vie à un environnement (ou à une aberration, selon la série Jazz
de Ken Burns) que l’on croyait mort à la fin des années 60, le fruit d’une
génération idéaliste ardemment dévouée au changement social. Inutile, en effet,
de songer avec mélancolie à la « crête d’une vague haute et magnifique » de
Hunter S. Thompson; ce soir-là, il fut de nouveau possible de témoigner de
l’extraordinaire potentiel de cette époque sans avoir à se référer aux livres.
Le travail d’envergure que Keyser continue d’accomplir
consiste d’abord et avant tout à raviver l’histoire; il couvre autant les
formes les plus surprenantes de la musique reconnue que de la musique
alternative, soulignant ainsi le travail des artistes et mouvements que les
programmes d’enseignement courants, dans leur course effrénée vers la
normalisation, ont négligé (il est d’ailleurs curieux de constater que cette
normalisation connaît une hausse à une époque où l’information sur ces artistes
marginaux d’hier et d’aujourd’hui est de plus en plus accessible).
Une fois documenté adéquatement (un DVD est à venir),
le travail du Kollectif mettra en valeur ce qui pourrait être défini comme une
« esthétique différentielle », qui se caractérise par une expansion sans
réserve des possibilités d’interactions interprétatives et physiques entre
l’instrument et la partition écrite. Grâce au contact ininterrompu avec une
tradition de musiciens qui ont sans cesse repoussé les limites de leurs
instruments, un nouveau courant voit le jour, un mouvement qui rayonne à mesure
que les étudiants forment leurs propres collectifs et migrent vers les
universités, contaminant ainsi ces environnements où la complaisance règne et
contribuant efficacement à renverser ce phénomène d’effacement concerté de la
musique non traditionnelle qui s’est opéré au cours des dernières années.
La définition conventionnelle de la précision musicale
constitue une autre notion qui est rarement contestée : quels seront les fruits
étonnants et captivants d’une approche non coordonnée ? Quelles notions
échappent, en effet, à la redéfinition, à l’expansion, à la spéculation ?
Depuis cette soirée, le Kollectif a donné trois
performances à la Sala Rossa, radicalisant chaque fois sa position,
complexifiant les interactions et raffermissant une logique sociale que l’on ne
croyait plus possible dans cette ère mercantile. Le 11 mai 2005, on assiste de
nouveau à cet abattement des barrières psychologiques. Le débat de la musique «
savante » versus la musique populaire est mis au défi lorsque le violon
folklorique et la dissonance typique de Carl Ruggles interagissent en toute
harmonie. C’est à se demander si ces musiques n’ont pas toujours coexistées. La
convention voulant que la performance soit réduite à l’avant-scène est
également ébranlée : un shaman portant un masque à gaz et jouant une flûte
basse (Ruiz) dirige une parade de musiciens à travers la salle, éveillant
sur-le-champ leurs énergies créatrices éparses; la foule interagit, par la voix
et les gestes, avec les musiciens; la poésie, la danse et la peinture se
fusionnent pour écarter toute notion de conformisme. Ces idées ne sont pas
nouvelles. Le fait qu’elles n’aient pas été entièrement oubliées suscite la
réjouissance; le fait qu’elles continuent de nourrir la musique progressive et
créatrice suscite l’espoir.
Un mouvement est né et se répand comme une traînée de
poudre à travers le paysage musical.
Le Kollectif se produira dans le cadre du Festival
International de Jazz de Montréal le 1er juillet à 15 h et du festival Suoni
per il Popolo le 20 juillet à 20 h 30.
[Traduction : Christiane Charbonneau]
Ensemble Multidirectionnel : vue de l’intérieur
Camille Crossman, membre de l’Ensemble
Multidirectionnel
Philippe Keyser enseigne la batterie au Cégep de
St-Laurent et dirige le Big Band, aujourd’hui appelé l’Ensemble
Multidirectionnel CSL, depuis près de 30 ans. Aussi fondateur du groupe
Kappa, il s’est donné comme mission d’aller de l’avant, d’expérimenter et de
remettre en question les valeurs véhiculées par l’institution et par
l’industrie de la musique. Pédagogue passionné, il se questionne sans cesse sur
sa manière d’enseigner afin d’inspirer au maximum ses élèves. Il aborde
l’enseignement comme un laboratoire de recherche et contribue à l’invention de
la musique de demain.
Chaque année, avec l’Ensemble Multidirectionnel CSL,
il doit s’adapter à de nouveaux élèves, une nouvelle instrumentation, etc. Le
répertoire de l’avant-garde des années 60-70 qu’il propose (Don Ellis, Carla
Bley, Michael Mantler, Terry Riley…) est totalement différent de ce qu’offrent
les autres écoles. De plus, il improvise avec une gestuelle qui lui est propre
: originale et complètement renversante ! L’ensemble des musiciens devient son
instrument et grâce à la complicité qui l’unit aux étudiants, l’expérience
d’une musique complètement nouvelle débute ! « Chaque fois que je joue, dit-il,
c’est pour célébrer le moment que nous passons ensemble, c’est pour encourager
tous les étudiants à se découvrir ainsi qu’à monter leurs projets avec leur
gestuelle, au lieu de refaire l’histoire encore et encore ! »
Sa vision musicale et pédagogique aura en tout point
fait évoluer les centaines de jeunes avec qui il a travaillé au cours de sa
fascinante carrière. Personne ne reste indifférent à ce personnage et certains
le voient même comme un mythe, une légende vivante, voire un philosophe ! C’est
un pédagogue extraordinaire avec qui les étudiants peuvent discuter de leurs
projets, de leurs intérêts personnels et qui toujours et inconditionnellement
les écoute, les encourage à aller au bout de leur démarche et de leurs
convictions !
Comme il faut l’entendre pour le croire, soyez
présents à l’événement monstre du BIG Big Band Ensemble Multidirectionnel CSL
au Festival international de jazz de Montréal le 1er juillet ! Les effectifs
seront multipliés pour l’occasion. En tout, une trentaine de musiciens, une
quinzaine de danseurs et six artistes peintres !
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