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La Scena Musicale - Vol. 10, No. 8

Pour vos yeux… aussi ! - Les chemins de traverse

Par Laurier Rajotte / 14 mai 2005


Une union entre la danse et la musique contemporaine

Depuis plusieurs années, vous travaillez régulièrement avec des musiciens issus du courant «musique contemporaine» et autre «musique actuelle» ; vos chorégraphies s’imbriquent dans l’univers de la création musicale ; vous exigez que les musiciens soient sur scène avec les danseurs et vous parlez de l’instauration d’un dialogue authentique entre musique et danse. Quelle place occupe la musique dans votre processus de création ?

Une place importante. Comme tous les chorégraphes de ma génération, j’ai commencé en travaillant très proche de la musique pour ensuite laisser tomber cette relation.

Au XXe siècle, alors qu’elle s’est voulue un art plus majeur, la danse s’est détachée des productions d’opéra et du ballet classique afin de prendre ses distances par rapport à la musique. Avez-vous agi à l’instar de l’histoire de la danse ?

Exactement, oui. C’est à ce moment que les chorégraphes sont devenus davantage des auteurs que des faiseurs de pas. Ensuite, les retrouvailles n’ont pas toujours été faciles, il y a un clivage qui s’est opéré. Dans mon cas, après plusieurs expérimentations au fil des années, je suis revenue à l’essence de ce qu’est pour moi la danse, c’est à dire le corps dans l’espace et le temps, la danse devenait donc quelque chose d’abstrait, comme la musique. En somme, depuis maintenant plusieurs années, l’importance de la musique dans ma démarche est énorme, car c’est à la fois ce partage de réflexions sur la structure d’une œuvre et la volonté de mettre une musique live sur scène en véritable tissage entre les interprètes-danseurs et les interprètes-musiciens.

Enfant, dans votre Belgique natale, vous avez appris la musique en suivant des cours de piano. Doit-on faire un lien entre cette époque de votre vie et votre désir actuel de travailler avec la musique ?

Je ne pense pas. J’avais huit ans et le Conservatoire obligeait les danseurs à suivre des cours de musique. Je ne le regrette pas du tout, mais ce n’était pas un choix, ce n’est pas ce que je voulais faire. Je n’ai pas l’impression que c’est ça qui m’a marquée. Ce qui m’a plutôt marquée c’est de vivre, grâce à mon compagnon qui est compositeur et avec qui je travaille, dans un milieu musical et de côtoyer les musiciens, interprètes et compositeurs. Cet univers m’a tout de suite intéressée et fascinée.

Vos œuvres sont liées avec la musique contemporaine, que vous utilisez pour une recherche d’un «nouveau dialogue avec la musique». Est-ce un choix délibéré que de travailler principalement avec ce courant ? Qu’est-ce que la musique contemporaine pour vous? 

La musique contemporaine est une musique peut-être plus difficile, mais je pourrais dire que je recherche un nouveau dialogue avec la musique en général. Je ne crois plus au rapport «illustratif» de la danse par rapport à la musique ni à son contraire lorsque la musique tente de comprendre et d’illustrer une chorégraphie existante. J’avais envie d’avoir une relation d’égal à égal : si l’écriture musicale et chorégraphique se font en même temps, on peut écrire une partition commune où à la fois la musique et la danse ont leur place. Maintenant, que la musique se tienne par elle-même ou que la danse se tienne par elle-même, ça n’a pas vraiment d’importance pour moi. Je crois que c’est une question d’égo. Quand on travaille à quelque chose, c’est cette chose-là qui est importante.

Les chemins de traverse et l’improvisation

Votre prochaine œuvre, Les chemins de traverse, explore le monde de l’improvisation. Qu’est-ce que l’improvisation ?

Parfois je me dis que c’est l’avenir de la danse : à partir de structures, les interprètes gardent ce pouvoir décisionnel qui rend les choses très vivantes et très présentes. Ça ne donne pas l’impression d’une chose qui a été décidée, qui est continue et que rien ne peut plus changer. Du reste, le terme improvisation est très large. La raison pour laquelle je fais ces spectacles en impro, c’est qu’en répétition, je voyais des choses fabuleuses que les interprètes rendaient et je souhaitais les partager avec le public.

Et pourquoi ce titre Les chemins de traverse ?

Quand on est en création, on a des contraintes et on doit sortir le produit final. Or, tout au long du processus, on voit d’autres possibilités, d’autres branches qu’on pourrait suivre, mais qu’on ne peut pas se permettre de creuser car il faut avancer, il faut arriver au bout, il faut faire des choix. En ayant trois soirs différents et en ayant à réagir à trois formations musicales différents, cela laisse place aux idées nouvelles.

Quelle est votre première inspiration, la genèse de vos œuvres ? Une idée, un concept, un mouvement, un respiration, un son ?

Ça dépend des fois. Il y a quand même des constantes : tout commence avec le corps, à la fois au niveau matière et au niveau humain.

Danseurs-interprètes et musiciens-interprètes

Et qu’est-ce que représente pour vous la présence sur scène des musiciens dans vos œuvres ?

Ma démarche est très épurée, je n’utilise pas beaucoup d’éléments, je n’utilise pas de grands décors. La présence sur scène des musiciens définit l’espace, elle apporte un élément humain de relation avec les interprètes-danseurs en plus de tout le processus de travail qui s’est fait avant les représentations.

Quel est le pouvoir de la musique sur les danseurs ?

Premièrement, la musique est innée chez les danseurs : ça rentre dans leur corps et ressort en mouvement. Ce que je leur demande, c’est parfois très dur pour eux parce que c’est à la fois d’avoir ce rapport-là et d’être capable de s’y opposer. Parfois, il faut suivre l’instinct musical; parfois, il faut le contraster, couper au travers. Au-delà des points de repère et des points d’ancrage, dans l’interprétation fine, les danseurs ont une liberté. Ils ont des choix à faire et des décisions à assumer. En fait, la musique a une influence physique sur les danseurs, car il y a des ondes réelles qui sont là et qui les traversent.

Musique live ou bande sonore ?

Les deux sont très différentes. Pour l’instant, je suis dans une démarche où j’ai besoin de musique live. Cette formule est par contre très exigeante parce que la musique prend beaucoup de place à la fois auditivement et visuellement, donc la présence des danseurs doit être plus affirmée. Cela fait maintenant plusieurs années que je ne fonctionne qu’avec la musique live; je n’ai pas réessayé autre chose, peut-être que je ne serai plus capable de m’en passer.

Finale

Quel est votre rêve artistique le plus fou ?

Lorsque je travaille avec un ensemble, ne pas avoir de contraintes au niveau du nombre de répétitions et aller plus loin dans la symbiose. Les interprètes n’ont jamais assez de temps ensemble pour s’apprivoiser les uns les autres. J’aimerais que les musiciens et les danseurs prennent plus de temps pour travailler l’œuvre ensemble toujours dans ce but de symbiose.

Quels sont vos conseils à un jeune artiste ?

La chose la plus importante, quand on est créateur, c’est de rester absolument connecté à ses désirs et quand on est perdu, d’y retourner. Il ne faut pas chercher ce qui est à la mode en ce moment ou vouloir à tout prix utiliser les dernières technologies. Tout ça, ce n’est que des moyens; le désir est le moteur de la création.


(c) La Scena Musicale 2002