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La Scena Musicale - Vol. 10, No. 4

Violons en liberté

Par Marc Chénard / 29 novembre 2004


 

De Grappelli à Maneri

En dépit de tous les noms ou étiquettes qu'on utilise pour désigner les différents genres musicaux, il est aussi possible de les reconnaître par un instrument typique. Demandez au plus néophyte des mélomanes à quel instrument il associe la tradition de la musique classique occidentale et vous pouvez être à peu près sûr que le violon arrivera en tête de liste. Dans le jazz en revanche, peu seront surpris que le saxophone soit le premier élu. Chose intéressante pourtant, chacun de ces instruments est relégué à l'arrière dans l'autre style. On connaît bien les Oistrakh, Heifetz, Perlman, Zukerman et plusieurs autres grands violonistes classiques, mais nommer sur le champ autant de leurs comparses célèbres en jazz n'est pas chose facile. De manière similaire, les Messieurs Hawkins, Parker (Charlie), Coltrane et Coleman (Ornette d'abord, Steve ensuite) sont des faire-valoir du saxo en jazz, mais les « classiques » de pareille réputation ne sont connus que des seuls experts dans le domaine.

Nul ne peut nier le fait que le grand gentleman de l'archet, Stéphane Grappelli (1908-1997), est le violoniste emblématique du jazz. De par sa longue carrière et sa célèbre association avec le légendaire guitariste manouche Django Reinhardt et leur Hot Club de France des années de l'entre-deux-guerres, Grappelli a su charmer des publics des deux côtés de la Grande Mare. Contemporains de celui-ci, Eddie South (1904-1962) et Joe Venuti (1894-1978) comptent parmi les pionniers américains du « jazz fiddle ». Ils ont disparu de la scène durant les années quarante, mais Venuti a connu un retour assez remarquable au cours des cinq à dix dernières années de sa vie. Idem pour Claude Williams (1909-2002), qui s'est illustré parmi les musiciens du swing de Kansas City durant son âge d'or dans les années trente.

Extension de cette belle époque, les big bands connurent leur apogée durant la dernière guerre. Mais avec tous les vents et la batterie propulsive, le violon était réservé aux sections de cordes de service, employées à l'occasion pour ajouter des accompagnements fréquemment mièvres. Deux seuls joueurs sont à signaler pour cette période : le Stuff Smith (1909-1967) -- premier à électrifier son instrument -- et Ray Nance (1913-1976), qui donnait des teintes timbrales supplémentaires à la palette orchestrale de Duke Ellington.

Bien que ces grands orchestres n'étaient pas une tribune propice pour les violons (du moins en rôle soliste), l'irruption du be-bop et ses excroissances, du hard bop et du « soul jazz » des deux décennies suivantes l'étaient encore moins. Comment rivaliser avec le style de batterie survolté et les tempos endiablés, exécutés par les cuivres les plus puissants que sont le saxo et la trompette?...(*)

Et si cela s'avérait difficile, que dire du déferlement de la New Thing, ce free jazz extatique des années soixante? Même si ces genres musicaux signaient en quelque sorte l'arrêt de mort du violon en jazz, quelques noms apparurent, perdus bien sûr dans la tourmente. Ainsi, Michael White (1933- ) connut un moment de succès au sein de l'un des ensembles les plus en vue de la seconde moitié de cette décennie, le quintette du saxo alto John Handy.

Associé pour sa part au free, par le biais de l'AACM (collectif noir chicagoan), Leroy Jenkins (1933- ) se distingua au sein d'un trio expérimental des années 70, le Revolutionary Ensemble.

Aussi curieux que ça puisse paraître, l'arrivée de la vague électrique du jazz, qu'on a qualifié de musique « fusion », a ouvert la porte à cet instrument jusqu'alors marginalisé dans les annales du jazz. Bénéficiant des développements effectués au niveau de l'amplification, le violon pouvait ou bien être branché directementà un micro, ou bien être tout à fait électrifié. Encore une fois, ce sont les Européens qui réussissent d'abord la percée, en commençant par le transfuge du classique au rock Jean-Luc Ponty (1942- ), suivi par son héritier Didier Lockwood (1954- ), ainsi que les deux Polonais Michel Urbaniak (1944- ) et Zbigniew Seifert (1946-1979).

Plus près de nous dans le temps, le violon se fait de plus en plus entendre, notamment dans le créneau des musiques improvisées. Musicien de renommée internationale dans le domaine contemporain, Malcolm Goldstein (1936- ), new-yorkais d'origine mais résidant à Montréal, est un partisan engagé de l'improvisation absolue, comme l'attestent ses récitals solos (qu'il nomme « Soundings ») ou ses pièces plus structurées pour ensembles divers, dont certaines œuvres présentées tout récemment à Montréal. En Europe, une fois de plus, le Britannique Phil Wachsman (1944- ) est un chercheur de nouvelles sonorités, tant sur son instrument qu'avec des dispositifs permettant des traitements électroniques.

Mais les États-Unis n'ont pas dit leur dernier mot à ce chapitre. Depuis 1990, d'autres noms sont apparus, entre autres Régina Carter (1960- ), qui a été largement promue par un major ces dernières années, d'autant plus qu'elle a réussi le coup d'enregistrer sur l'instrument même de Paganini! Musicien polyvalent comme pas deux, Mark Feldman (1955- ) est capable de tous les coups (d'archet et de style). Acolyte de John Zorn, il a également une expérience de musicien de studio à Nashville. Du côté du post-free jazz, Mat Maneri joue autant du violon que de l'alto (tant acoustique qu'électrique) et parfois d'un membre plus rare de cette famille, le violon baryton.

Bien que l'espace soit limité ici, ce survol du violon jazz démontre que malgré une présence modeste, il a tout de même une histoire assez variée et sans doute un avenir plus intéressant encore depuis l'avènement des musiques improvisées qui, elles, ne connaissent ni frontières, ni conventions arrêtées sur le choix d'instruments. Quant à savoir si le saxophone sera en mesure de rehausser son profil dans le domaine classique, cela reste une toute autre histoire.

(*) Pour la petite histoire, on notera qu'un Québécois, Willy Girard (1907-1983), à été considéré par plusieurs comme étant le seul violoniste bop. C'est à la fin des années 40 qu'il connut son heure de gloire, au sein du Saint-Michel All Stars, un septette qui a réussi à graver le premier disque bop au Canada, ici-même à Montréal.


(c) La Scena Musicale 2002