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Luc Beauséjour:
pour l'amour de la musique

Détenteur d'un doctorat de l'Université de Montréal, Luc Beauséjour a étudié le clavecin avec Mireille Lagacé et l'orgue avec Bernard Lagacé. Il a également suivi des stages de perfectionnement avec les clavecinistes de réputation internationale Ton Koopman et Kenneth Gilbert. Premier prix du Erwin Bodky Competition en 1985, il s'est produit depuis en récital en Europe et en Amérique en plus d'enregistrer de nombreux disques. Dans le cadre de sa série Clavecin Solo (présentée depuis 1994 et mise sur pied à l'origine pour faire découvrir du répertoire à ses élèves), il a abordé aussi bien les monuments de Bach , l'œuvre intégral pour clavecin de Rameau ou des pièces pour deux clavecins avec le claveciniste français Hervé Niquet. Un autre aspect essentiel à son développement d'artiste reste l'enseignement. Voici ce qu'il a confié à La Muse affiliée .

Parlons de tes premières années d'études musicales

« J'ai commencé au piano avec les sœurs de Sainte-Anne en troisième année. Mes parents avaient à la maison des disques classiques, je me rappelle de la Cinquième symphonie de Beethoven, le Cinquième concerto Brandebourgeois et la Toccate et fugue de Bach. Ces enregistrements, le système de son et le piano étaient des cadeaux de ma grand-mère. Les religieuses m'ont inscrit au Concours de Joliette, organisé par le père Lindsay, ce qui m'a permis d'avoir une bourse d'études pour un camp musical. C'est à ce moment-là que j'ai découvert le clavecin; un des professeurs, Hermel Bruneau, mettait son clavecin dans un des petits chalets, extrêmement modeste mais qui portait un nom plutôt pompeux, La Sorbonne et y présentait des concerts de musique baroque, par exemple des sonates de Scarlatti. J'avais un magnétophone que mes parents m'avaient offert et j'enregistrais tous les concerts baroques et pendant l'année, je réécoutais cette musique avec fascination

À l'âge de 17 ans, lors d'un stage à Orford, Bernard et Mireille Lagacé avaient offert aux pianistes d'essayer les Préludes et fugues de Bach au clavecin. J'ai sauté sur l'occasion et ai été frappé par le coup de foudre. L'année suivante, j'ai décidé de m'inscrire au camp en orgue et en clavecin, au grand désespoir de mon professeur de piano. Après le stage, je me suis inscrit au conservatoire en orgue et en clavecin, totalement conquis par ce répertoire. La clarté, la netteté, la précision, le brillant du clavecin m'attirent énormément. Le clavecin peut réaliser des choses qu'aucun autre instrument ne peut faire, malgré ses limites.

La technique au clavecin diffère-t-elle beaucoup de celle au piano?

Les instruments se ressemblent tout de même fondamentalement. Je dirais qu'il y a une façon un peu différente d'aborder l'instrument parce que les touches du clavecin sont plus courtes. Les doigtés anciens soulignent simplement cet état de fait. Les mains des clavecinistes en général bougent peu parce que l'espace étant plus restreint, on ne peut pas utiliser les mêmes doigtés qu'au piano. La technique pianistique utilise toutes les articulations, celles du poignet, du coude, de l'épaule. Le son partira du bas du dos et il tiendra compte de la question du poids. Au clavecin, la technique est beaucoup plus digitale parce qu'on a peu besoin d'utiliser le poids. Pourtant, il y a beaucoup de choses en commun entre les deux instruments, dans les relevés, les coulés. Si on entend au clavecin une note qui est forte suivie d'une plus douce, pour donner l'illusion, on appuie un peu plus fort sur la première et sur la seconde on réalisera un « sur-lié », comme si la première note se prolongeait sur l'attaque de la seconde. On reste à une échelle beaucoup plus petite cependant mais le relief est essentiel sinon cela donne un jeu complètement mécanique. Un bon pianiste peut transposer ses acquis au clavecin et vice versa. Carl Philip Emmanuel disait d'ailleurs aux organistes que s'ils voulaient affiner leur toucher, de jouer du clavecin et aux clavecinistes de jouer du clavicorde. Le clavicorde est l'instrument révélateur par excellence, qui permet de cerner la finesse d'un musicien.

Je n'ai pas de préjugés. J'aime mieux entendre Bach au clavecin mais je reste ouvert aux autres interprétations. Il faut garder une vision assez large, je n'ai pas besoin de prouver mes croyances. Je ne veux pas blâmer les musiciens qui ne font pas d'inégalité dans la musique française, par exemple. À mes étudiants toutefois, j'essaierai de leur apporter le maximum de connaissances.

Cette année, sept élèves sont inscrits en clavecin à l'école Pierre-Laporte.
Comment expliquer ce regain de popularité du clavecin auprès d'une si jeune clientèle?

La classe a débuté en 1986 parce que deux élèves en avaient fait la demande expresse. La plupart des jeunes que nous recrutons à Pierre-Laporte se présentent en piano ou hésitent quant à leur choix d'instrument. Lors d'une démonstration d'instruments, ils auront l'occasion de découvrir tous les instruments et de fixer leur choix. Certains se révèlent déjà fascinés par l'instrument. Je reste persuadé que si la direction de n'importe quelle polyvalente proposait un instrument de la même façon, quelques élèves choisiraient spontanément le clavecin. Les jeunes découvriront avec joie un instrument si on leur présente, ça prend simplement un déclencheur.

En tant que professeur, y a-t-il quelque chose
d'essentiel que tu désires transmettre à tes élèves?

La chose la plus importante à transmettre est évidemment l'amour du métier, l'amour de la musique, le feu sacré. Quand on aime quelque chose, on ne se borne pas à une leçon de 50 minutes par semaine. Un élève peut toujours m'appeler pour prendre des cours supplémentaires s'il en ressent le besoin, je ne refuserai jamais. Évidemment je n'offrirai pas cela à un élève moins intéressé. J'essaie également de transmettre la curiosité. Il m'arrive souvent, avant qu'un élève arrive, de lire une partition au clavecin, histoire de piquer sa curiosité. J'aime beaucoup aussi qu'ils jouent les uns pour les autres, qu'ils découvrent du répertoire.

L'enseignement est-il essentiel à ta vie de musicien?

Dans une certaine mesure, l'enseignement est essentiel. Une portion de mon temps y est consacrée mais il est extrêmement important pour moi de jouer et de réaliser des enregistrements. Les deux sont essentiels pour mon équilibre. Quand je fais beaucoup de concerts, je m'ennuie de mes élèves, j'ai hâte de les revoir. Si j'enseigne trop, je rêve de me plonger dans un programme de récital et d'y travailler pendant des heures. J'essaie d'organiser mon horaire en conséquence. Si j'avais seulement des concerts, il me semble que mes journées s'étireraient et que je n'accomplirais rien de plus.

Au niveau du répertoire, que proposes-tu aux élèves?

Toutes les écoles doivent être représentées: de la musique italienne, de la musique française, de la musique anglaise et bien sûr du Bach. Deux ou trois écoles devraient idéalement être représentées chaque année. La connaissance du répertoire reste essentielle. Quand on est jeune, on connaît une pièce d'un auteur. Prenons l'exemple du Coucou de Daquin. Cette œuvre devient une porte sur la musique du compositeur, sur son univers. La même but est atteint par l'étude de plusieurs pièces de Bach. Plus tard, selon les intérêts, les jeunes se dirigeront vers une route ou une autre et voudront en découvrir plus. Souvent, en tant que professeur, on voudrait pouvoir tout donner en même temps, mais en fait les élèves sont des oiseaux qui grappillent. Ils vont se développer selon leur personnalité. Il faut simplement susciter la curiosité.

Il n'y a pas de recette en enseignement, il faut être inventif et si on aime ce qu'on fait, on réussira à cerner la personnalité de chacun. Il faut réussir à donner le plus de liberté possible à l'intérieur d'un cadre. Je trouve l'enseignement fascinant. Aucun élève ne fonctionne de la même manière, c'est une vraie richesse.

Est-ce que l'enseignement te permet de régler
certains de tes problèmes, au niveau de la technique, par exemple?

Ce travail-là, je l'ai fait au début quand j'ai commencé à enseigner. Cela m'a obligé à préciser beaucoup de choses. Il faut trouver une façon de dire très claire; si on a un principe à énoncer, il faut y avoir réfléchi pour que ce soit cohérent. Les élèves nous croient, ils sont très malléables. Avec l'expérience, je sais maintenant comment aborder certaines problématiques et j'ai précisé certaines choses pour moi mais le processus s'est fait graduellement. Il faut accepter de se remettre en question. Certains élèves provoquent des remises en question chez le professeur, ça empêche de stagner.

Certains professeurs se sentent menacés par ces remises en question…

Cela ne devrait pas être le cas. C'est fort possible que j'ai , que j'aie eu et que j'aurai des élèves qui seront meilleurs que moi s'ils ont les conditions adéquates pour se développer. Ils ont droit eux aussi de s'exprimer, même si leur formation n'est pas achevée. Je me souviens du directeur de mon collège qui était entré dans la classe en disant: « Vous savez, il y en a beaucoup parmi vous qui sont sans doute plus intelligents que moi. » Je trouvais ça impensable à ce moment-là mais, au fond, il soulignait simplement que si on se développait, certains le surpasseraient et qu'il fallait l'accepter.

Perçois-tu une différence entre les adolescents d'aujourd'hui et ceux de ton époque?

Arrive un moment ou un élève peut devenir nonchalant, peu intéressé, peu souriant, peu motivé et là ça devient difficile. Une semaine, il semble se raccrocher, continuer mais soudain la semaine suivante, c'est pire encore, tu as l'impression de reculer de quinze pas. Tu t'investis malgré tout, tu ne peux pas rester neutre . Un bon matin, ça se règle, j'ai appris cela avec le temps. Au début, je voulais que tous les élèves que j'avais entre les mains deviennent clavecinistes mais j'ai réalisé mon erreur éventuellement bien sûr! Un bon professeur, c'est important, mais les meilleurs élèves restent ceux qui sont doués qui réussiraient probablement à faire leur chemin quand même. On dépense bien plus d'énergie avec les mauvais élèves, on pourrait enseigner des heures sans fatigue aux bons élèves mais j'aime bien tous mes élèves! L'enseignement assure une certaine continuité dans les liens, un équilibre.

Au niveau du répertoire que tu interprètes,
y a-t-il des œuvres qui t'ont habité au cours des années?

La musique de Bach en général a toujours été très importante pour moi, c'est à cause d'elle que j'ai choisi le clavecin. Polyphonique, avec sa superposition de lignes, elle découle souvent de la musique chorale. Les lignes sont écrites pour être chantées, chantées à l'instrument certes mais si on saisit cet aspect, la musique de Bach devient alors plus facile à interpréter. La fugue au clavier n'est que la transposition au clavier de l'œuvre vocale, chaque voix peut être interprété par des choristes. Pour moi, cette référence découle de l'évidence! Le premier objectif de Bach inscrit dans la préface des Inventions est clairement exprimé: faire chanter l'instrument! Il faut être capable de chanter les lignes vocalement et d'imiter le chant par le toucher, le jeu, le phrasé, les respirations, les fins de phrase. Ça aide également à éliminer la verticalité de l'instrument. Mêmes les lignes de basse possèdent un dessin propre, il faut accentuer certaines choses pour qu'un relief naturel apparaisse. Il ne faut pas généraliser et détacher toutes les croches systématiquement par exemple Si les mouvements sont conjoints, il me semble beaucoup plus naturel de privilégier le legato que si la basse saute. Plusieurs solutions sont proposées par Bach lui-même dans son écriture mais pour trouver ces solutions, ça suppose une connaissance de Bach assez vaste. Plus la connaissance du répertoire est vaste, plus les chances d'être moins cohérent sont moindres.

Si je te laisse le dernier mot, quel sera-t-il?

La musique est un art volatile. Après un concert, c'est comme si on était assis au bord de la mer et qu'on creuse un petit trou avec la main sur le bord du rivage. La vague passe et alors tout ce qu'on a fait est effacé. La plage devient lisse à nouveau. Je me dis qu'après chaque concert il faut s'amuser encore, il faut refaire un petit travail parce que les notes seront disparues. Elles resteront dans le souvenir des gens mais elle s'effaceront tranquillement alors il faut revenir, revenir creuser au bord de la mer sans relâche, comme les vagues.

Lucie Renaud