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DEBUSSY LE VIRTUOSE

Claude-Achille Debussy est possiblement le compositeur le plus radical mais le plus sous-estimé de ce XXème siècle qui s'achève. Il a tout renié : l'harmonie traditionnelle, les mélodies romantiques, le rythme et les formes classiques, les orchestrations surchargées. Dans un entretien avec Ernest Grimaud, son professeur de composition au Conservatoire, il ira jusqu'à dire : " Il n'y a pas de théorie : suffit d'entendre. Le plaisir est la règle. La musique, ça ne s'apprend pas. " On discerne pourtant à travers son œuvre l'influence de Couperin, celle évidente de Wagner, sans oublier celles de Mussorgsky et du gamelan javanais. Il nuance toutefois son premier propos : " Il est sûr que je ne me sens libre que parce que j'ai fait mes classes, et je ne sors de la fugue que parce que je la sais. " Son style musical ne ressemble à rien mais en même temps paraît naturel. Son influence sur la musique occidentale du XXème siècle, qu'elle soit classique, jazz ou populaire reste indéniable.

Entre 1914 et 1917, Marguerite Long a eu la chance de travailler avec Debussy lui-même plusieurs de ses œuvres et nous ouvre plusieurs pistes de réflexion dans Au piano avec Debussy. Debussy admirait Bach, Liszt et particulièrement Chopin. Il avait d'ailleurs étudié longtemps avec Mme Mauté de Fleurville, elle-même une élève de Chopin. Debussy était, selon les dires de ses contemporains, un pianiste incomparable : il possédait une souplesse extraordinaire, une profondeur du toucher et n'attaquait jamais les notes avec dureté. Il dira : " Le 5ème doigt des virtuoses, quelle plaie ! ". Pour Debussy, on martèle le chant sans attacher une importance suffisante à l'harmonie totale. Celle-ci ne saurait être sacrifiée à l'idée mélodique. Elle fait intimement corps avec elle et le chant n'aura généralement qu'un relief estompé : " Il faut faire oublier que le piano a des marteaux. " Il utilisait une pression continue et profonde de la main, ce qui lui procurait une adhérence totale au clavier : " Les mains ne sont pas faites pour être en l'air, sur le piano, mais pour entrer dedans. " Son échelle de nuances était renommée pour aller du triple pianissimo au forte. Comme Chopin, il considère l'utilisation de la pédale comme "une sorte de respiration ".

Certaines tonalités possèdent pour Debussy, comme pour Mozart, une signification particulière. Do majeur représente le mouvement pur (Gradus ad Parnassum) mais est aussi un ton neutre, gris (Brouillards). La mineur est la tonalité de la vigueur physique (Prélude de Pour le piano). Ré mineur évoque la neige, le vide, le silence, la solitude (La neige danse du Children's corner ou le prélude Canope). L'humour est présent avec Fa majeur (Général Lavine). Les tons majeurs avec plusieurs dièses à la clé (qui rebutent tant les interprètes) dépeignent la lumière éblouissante (Les collines d'Anacapri) ou la magie de l'Orient (Pagodes). Le Ré bémol majeur se fond avec la nuit (le célébrissime Clair de Lune ou les Reflets dans l'eau). Avec Debussy, les tonalités deviennent un élément de couleur, de timbre plutôt qu'un ancrage tonal.

Dans cet article, j'ai choisi d'étudier les pièces plus accessibles de Debussy (enseignées en 5ème et 7ème années du programme Vincent d'Indy)

  • Le petit nègre

Cette pièce, très appréciée encore des enfants, semble un premier jet de Golliwogg's Cakewalk (voir plus loin ). Elle fut publiée dès 1909 dans La méthode de piano de Théodore Lack et Leduc en assura une édition séparée en 1934. Le thème principal sera évoqué de nouveau en 1913 dans la musique de ballet La boîte à joujoux, cette fois représentant un soldat anglais. Sa mélodie secondaire rappelle Chabrier. Les basses en tierces chromatiques descendantes sont typiques de Debussy (on n'a qu'à penser à l'ouverture du Clair de lune).

  • Rêverie (1890)

Cette œuvre mineure, probablement composée par besoin d'argent, a été proposée à l'éditeur Choudens en 1891 mais lors de la première audition en 1899, l'œuvre était toujours inédite. Lors de sa parution, en 1904, Debussy la désavoue totalement : " Vous avez tort de faire paraître la Rêverie. C'était une chose sans importance, faite très vite : en deux mots, c'est mauvais. " Incroyable quand on pense au charme de cette pièce, à son écriture élégante, qui semble encore beaucoup plaire aux adolescents !

La mélodie principale est particulièrement expressive, malgré son amplitude réduite ; par moment elle fait penser à un chant d'amour tendre et langoureux. Le jeu devrait rester fluide et la main gauche devrait éviter de se rendre trop présente. L'accompagnement d'une mélodie si simple aurait pu vite devenir ennuyeux mais en déplaçant la fondamentale de l'accord à la dernière croche de la mesure plutôt que sur le premier temps, Debussy obtient un effet d'apesanteur. Le contrepoint reste très classique. Le motif de la main gauche devrait être phrasé vers le 3ème temps, et l'intensité relâchée après.

La deuxième mélodie, introduite au ténor à la mesure 35 devrait être considérée comme la réponse à la première. Exprimée une première fois en 4 mesures, elle est ensuite répétée et développée pour atteindre un point de tension harmonique et émotionnelle (mesures 39 à 43) qui est finalement relâché à la mesure 49.

Le "la " de la mesure 50 devient la levée du motif suivant, écrit comme un choral. On devrait chercher à conserver une balance sonore entre les 4 voix, en imaginant une chorale de voix mixtes.

La section centrale en Mi majeur continue dans cet esprit choral et fait beaucoup penser à la musique de Borodine. Les pédales de dominante ne se résolvent pas de façon traditionnelle et il pourrait ici être pertinent de le souligner d'une façon ou d'une autre. Aux mesures 71-72, la mélodie passant d'une main à l'autre, il faut faire attention à ce que la sonorité reste homogène, tout en gardant le motif d'accompagnement en octaves presque translucide. La remarque reste valide quand le thème principal fait son retour (cette fois séparé entre les deux mains).

La Rêverie porte bien son nom et ouvre l'imaginaire des élèves. À l'époque de l'écriture de cette pièce, Debussy fréquentait déjà les réunions du jeudi des poètes symbolistes. Pour eux, "l'art doit faire appel aux sens et à l'intuition avant l'intellect. " Mallarmé décrit le symbolisme comme l'évocation "dans une ombre délibérée, d'un objet non mentionné en utilisant des mots allusifs ". Debussy devient certainement ainsi un poète musical.

  • Children's corner (1908)

Le Children's Corner, écrit pour sa fille Chouchou (Claude-Emma) détient une place spéciale dans la production pianistique de Debussy. Debussy est tombé passionnément sous le charme de sa fille dès sa naissance : " La joie de tout cela m'a un peu bouleversé et m'effare encore ! " Terminé pour les 3 ans de Chouchou, le cycle est assez proche des Enfantines de Mussorgsky, œuvre que Debussy appréciait particulièrement. Un parallèle peut aussi s'établir avec les Kindeszenen de Schumann : le monde de l'enfance y est perçu par des yeux d'adulte, un regard tendre et amusé certes mais tout de même détaché. Chaque pièce dépeint un jouet de Chouchou, mais à travers leur portrait, Debussy tente de cerner la personnalité de sa jeune enfant.

Le Children's Corner n'est pas destiné à prime abord à des mains enfantines car il demande un toucher plein de finesse et de nuance, de la sensibilité et beaucoup d'imagination. Les titres anglais ont été choisis par Debussy pour se moquer un peu de l'anglomanie de l'époque. Il n'y échappait pas lui-même : la gouvernante de Chouchou s'appelait Miss Dolly et sa chambre était décorée de gravures anglaises !

  • Doctor Gradus ad Parnassum
Cette pièce se moque gentiment des exercices de Clementi. L'ajout du Docteur dans le titre, démontre que Debussy respectait tout de même la démarche de Clementi. Quand l'éditeur Durand lui demanda des précisions au sujet des tempi de la pièce, il lui répondit ironiquement : "  Doctor Gradus ad Parnassum est une sorte de gymnastique progressive et hygiénique. On devrait le jouer tous les matins, au réveil, débutant "moderato " et terminant "animé ". J'espère que vous apprécierez la clarté de mes explications. "!

L'interprète doit décider si Debussy encourage ici une saine rébellion ou s'il observe les difficultés de Chouchou à maîtriser les exercices. Un combat entre le sérieux des exercices et la puissance de l'imagination transforme la pièce en toccata brillante.

Au niveau harmonique, Debussy conserve son originalité. Le thème en Do majeur devient le refrain de ce rondo et dans les couplets on retrouve des incursions modales, des juxtapositions d'accords (presque en bitonalité), des passages diatoniques et de la polytonalité. Le retour du refrain a la 3ème page, cette fois-ci en valeurs longues ralentit l'effet de mouvement perpétuel.

Le refrain marqué "sans sécheresse ", il faudra éviter une approche percussive ou staccato. Les notes sont groupées 4 par 4. Dans la mesure 1, la 1ère phrase va jusqu'au "mi " et se résout sur le "ré " au début du 3ème temps. La prochaine phrase monte au "fa " et se résout au "mi ", etc. Ce phrasé, qui devrait être présent mais sans exagération, annonce les voix indépendantes de la 2ème ligne.
 

  • Jimbo's lullaby
On découvre ici une tendre berceuse pour l'éléphant en peluche velouté préféré de Chouchou.

Le premier thème de la pièce est basé sur la gamme pentaphone, suggérant exotisme et mystère. Dans le 2ème thème, on retrouve la gamme par tons. L'esprit y est plus plaintif, plus insistant, comme si l'éléphant, comme Chouchou, doit lui aussi avoir sa dernière histoire, son dernier baiser, avant de pouvoir rejoindre le monde des rêves. Entre les deux, on découvre la citation (mesures 11 à 14 et 39-40) de "Dodo, l'enfant do " (comme dans Jardins sous la pluie). À la mesure 63, le 2ème thème sert de contrepoint au 1er et les deux doivent conserver leur identité sonore propre.

Au niveau des nuances, il faut remarquer qu'elles s'échelonnent entre p et ppp. Il est important de respecter les proportions d'intensité entre les différentes sections. Le matériel mélodique se retrouve souvent dans les voix intérieures et devrait ressortir.

La douce conclusion mêle de nouveau les 2 thèmes principaux. Il faut bien respecter le "sans retarder " indiqué, Debussy l'ayant déjà traduit en utilisant des figures de notes de plus en plus longues.
 

  • Serenade for the doll
Les rythmes un peu espagnols, les quartes et les quintes staccato, les mains très rapprochées rappellent la guitare ou la mandoline. On peut imaginer que le rythme fait danser la poupée elle-même. Le 2ème thème "expressif " (mesure 93) fait penser à une valse amoureuse et plusieurs trucs de musique populaire s'y retrouvent : le 6ème degré abaissé, les sixtes ajoutées aux accords, les accords de 9ème majeure. Le thème principal est de retour après un abrupt sfz à la mesure 105.

Debussy indique de garder l'una corda même dans les passages f , probablement pour respecter l'atmosphère intime d'une chambre d'enfant. La pièce peut vite devenir une démonstration de virtuosité éclatante si on n'y prête pas attention. En 1901, dans un article au sujet des Enfantines de Mussorgsky, Debussy nous éclaire sur l'orientation qu'il privilégiera pour la Sérénade : " ...la poupée semble avoir été devinée mot à mot, grâce à une assimilation prodigieuse, à cette faculté d'imaginer des paysages de féerie intime, spéciale aux cerveaux enfantins. "
 

  • The snow is dancing
Cette pièce évoque la monotonie des flocons de neige qui tombent alors que des enfants, peut-être malades à la maison, doivent se contenter de les fixer par la fenêtre. Elle aurait très bien pu faire partie des Préludes. On peut noter que le motif d'ouverture est présent partout : évident parfois, un ostinato ou un accompagnement ailleurs, plus rapide ou plus lent, souvenir du début ou perdu au milieu d'une texture plus touffue. La pièce possède ainsi un caractère d'unicité.

Si on considère la tonalité de ré mineur, le motif monte du 2ème au 5ème degré. Les rondes (mesures 3 à 6) ajoutent le 6ème degré, puis la 7ème abaissée, la 7ème haussée. Quand la tonique apparaît finalement a la mesure 8, elle semble être attendue depuis le début. Cette instabilité harmonique laisse présager les dissonances de la partie centrale qui oscille entre le mode Dorien, la tonalité de fa mineur et celle de mi bémol mineur, le tout enrichi de points de pédale, de motifs ostinato et de matériel mélodique agité.
 

  • The little sheperd
Le petit berger semble tout droit sorti d'un livre d'images ou peut-être était-il représenté sur une des gravures anglaises de Chouchou ? Le thème principal, encore une fois bâti sur la gamme pentaphone, présage La fille aux cheveux de lin. On peut aussi noter la parenté évidente entre ce thème et celui du Prélude à l'après-midi d'un faune. Le 2ème thème, "plus mouvementé ", tout en rythmes pointés est quant à lui une citation presque textuelle du début de L'isle joyeuse (composée 4 ans plus tôt). Marguerite Long a eu l'occasion d'entendre cette pièce jouée par Chouchou elle-même : " C'était très émouvant, elle rappelait presque Debussy ". Chouchou sera éventuellement emportée par la diphtérie à l'âge de 14 ans.

Le 1er thème, une mélodie fluide, presque improvisée, possède des allures de plain chant. Les barres de mesure n'y sont que symboliques, le thème devant être déclamé avec beaucoup de liberté. Le 2ème thème, plus rythmé, contrastant, ressemble plutôt à une danse qui dépeint peut-être la joie du petit berger. La section se termine (mesures 9 à 11) par une cadence parfaite en La majeur mais la pièce oscille plutôt entre les modes phrygien et dorien. Une interprétation réussie demande de la simplicité, de l'expression, une liberté contrôlée dans l'élocution du thème principal et une précision rythmique essentielle dans le 2ème thème (même à la toute fin dans le "un peu retenu ").
 

  • Golliwogg's cake walk
Debussy utilise ici pour la première fois la musique de jazz, alors dans ses premiers balbutiements. Dans deux de ses préludes (Minstrels et General Lavine-eccentric), il continuera cette utilisation, toujours pour rendre hommage à l'art des clowns, qu'il admirait particulièrement. Debussy possédait d'ailleurs un vrai talent de mime et d'imitateur : il faisait rire ou pleurer à volonté.

La tête du Golliwogg de Chouchou se trouve transformée en ballon sur la page couverture de la première édition. Le dessin avait été réalisé par Debussy lui-même. On retrouve aussi Jimbo qui tient le ballon, le tout sur fond de flocons de neige.

Les Golliwoggs étaient des jouets pour enfants très populaires en 1908. Golliwogg était, à l'origine, un personnage présent dans les livres de l'illustratrice Flora Upton, une américaine vivant a Londres. Les livres devinrent si populaires que l'industrie du jouet décida de commercialiser la poupée Golliwogg. Le nom Golliwogg devint même éventuellement associé à un parfum chic distribué a Paris, le bouchon du flacon sculpté en forme de tête avec des cheveux crépus !

Les origines du cake walk sont plus mystérieuses. Cette danse semblait populaire auprès des ouvriers noirs des plantations de coton (un gâteau, "cake " étant la récompense obtenue par le meilleur danseur). C'était une imitation et une parodie des danses sophistiquées des propriétaires terriens blancs. Le cake walk fut popularisé en Europe par John Philip Sousa au début du XXème siècle mais était déjà à cette époque métissé de ragtime. Le ragtime était généralement en 2/4, la mélodie de la main droite très syncopée et l'accompagnement de la main gauche évoquant la rigidité d'une marche militaire.

Dans Golliwogg's cake walk , les 4 mesures d'introduction sont typiques du ragtime. L'indication " allegro giusto "(pas trop vite) renforce l'idée d'une pulsation plus nonchalante (le cake walk étant un ragtime plutôt lent).

Dans la section "un peu plus vite ", la danse énergique et robuste laisse plutôt place à une certaine légèreté, peut-être un mouvement de danse plus gracieux. Debussy en profite pour parodier le Tristan de Wagner à la mesure 61. Debussy avait d'ailleurs indiqué à des pianistes de cette époque qu'il ne fallait pas avoir peur d'exagérer le "avec une grande émotion ". Le thème de Tristan est transformé en une mélodie sentimentale mielleuse digne du music-hall, le tout accompagné de trombones on ne peut plus pompeux à la main gauche. Les accords avec appoggiatures dans les interludes ajoutent une note évidente de ridicule, comme si Debussy tentait de prouver (à lui-même autant qu'à l'auditeur) son détachement par rapport à la musique de Wagner (rappelons la "wagnérite aiguë " qui affligea Debussy dans sa jeunesse !)

L'humour reste sans aucun doute la qualité essentielle à l'interprétation de cette pièce : arrêts brusques, accents soutenus, contrastes dans les nuances, dépeignent avec brio les mouvements saccadés de la poupée, ses poses grotesques et ses grimaces.

Lucie Renaud
Vous voulez en savoir plus sur les œuvres de piano de Debussy ? Vous pouvez consulter :
  1. Marguerite LONG. Au piano avec Debussy. Éditions Juilliard, Paris, 1960 .
  2. Pual ROBERTS. Images : the piano music of Claude Debussy . Amadeus Press, Portland, 1996 .
  3. Robert SCHMITZ. The piano works of Claude Debussy. Dover, New York, 1950 .
  4. Claude DEBUSSY. Monsieur Croche. Éditions Gallimard, Paris, 1987.