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MENAHEM PRESSLER : un artiste généreux

Il y a quelques années, j'ai eu la chance de participer à une série de masterclasses que Menahem Pressler offrait au Centre d'arts d'Orford. Son approche pédagogique unique et surtout la limpidité et la profondeur de son jeu m'avaient éblouie. À ce moment précis, j'ai réalisé toute l'importance du phrasé et de la respiration dans le discours musical (mes élèves savent maintenant comment le phrasé est devenu mon dada !) Je désire donc vous présenter ce pédagogue et chambriste exceptionnel qui, à 75 ans, reste encore très actif dans le milieu musical.

Menahem Pressler est né en Allemagne, mais sa famille s'enfuit en Palestine (aujourd'hui Israël) pour échapper aux Nazis. Il a commencé ses études musicales au violon. Le frère de Menahem était le pianiste de la famille mais souvent quand venait le temps de prendre sa leçon, il se sentait trop fatigué. Plutôt que d'avoir fait déplacer le professeur inutilement, Menahem prenait les leçons à sa place ! Quand ses parents lui demandent de choisir entre les deux instruments, il opte pour le piano mais il conserve toujours un intérêt marqué pour les cordes.

En 1946, Menahem Pressler gagne le grand prix du concours international Debussy de San Francisco. Lors de sa première tournée américaine, Pressler participe à 5 concerts avec l'orchestre de Philadelphie. Son succès est tellement grand qu'immédiatement il est réengagé pour les 4 prochaines années ! (un record égalé une seule fois au cours de tout le 20ème siècle !) Une brillante carrière de soliste s'amorce ainsi. En plus de jouer au-delà de 100 récitals par année, il endisquera également une trentaine de longs jeux.

En 1955, il décide de toucher au répertoire de musique de chambre et fonde le trio Beaux-Arts avec le violoniste Daniel Guilet et le violoncelliste Bernard Greenhouse. À l'origine, le trio n'avait été mis sur pied que pour remplacer le trio Albeneri qui devait se produire à Tanglewood et possiblement endisquer un long jeu. Avant le concert, le chef d'orchestre Charles Munch (qui était également le directeur du camp cet été-là), les rencontre pour leur souhaiter bonne chance et s'excuser à l'avance car il devait quitter à l'intermission pour assister à une répétition. Emballé par leur musicalité exceptionnelle, il se ravise et décide de rester jusqu'à la toute fin. Après le concert, il les déclare les dignes successeurs du trio Thibaud-Casals-Cortot et les membres du trio se retrouvent avec des contrats pour 70 récitals au cours de l'année suivante !

Depuis ce fameux concert, le Trio Beaux-Arts a donné plus de 125 récitals par année et endisqué presque tout le répertoire existant pour trio. Menahem Pressler est le seul membre restant du trio d'origine, la formation s'étant transformée au cours des ans. En plus de jouer en trio, Menahem Pressler est souvent artiste invité avec les quatuors Juilliard, Tokyo, Guarneri et Emerson.
En février 1996, Menahem Pressler décide de se lancer dans un nouveau défi : un premier récital solo au Carnegie Hall ! Lors de ce récital, des élèves et des amis du monde entier sont venus écouter leur mentor. Quand l'artiste salue le public, l'excitation est à son comble. En entrevue , Menahem Pressler affirme : "Avant le récital, j'ai dû me convaincre. Suis-je assez fort ? Ai-je encore la discipline et l'énergie nécessaires ? Je devais me prouver tout cela à moi-même et montrer par l'exemple qu'un artiste ne doit jamais abandonner. Je dis toujours aux élèves : 'Travaillez et une occasion se présentera, mais restez constamment aux aguets pour pouvoir saisir cette chance !'  Souvent les élèves me répondent : ' Ah ! si seulement...j'aurais pu...' Cela représente pour moi la pire excuse !"

Pour Menahem Pressler, l'enseignement reste un enrichissement. Depuis 1955, il est professeur à l'université d'Indiana à Bloomington. Son dévouement en tant que pédagogue n'a d'égal que sa passion pour l'interprétation. Malgré ses engagements professionnels (toujours plus de 100 concerts par année), il quitte rarement son studio d'enseignement plus de 2 semaines. Une journée typique pour lui se compose de 8 heures d'enseignement. Il rentre chez lui et pratique ensuite 4 heures par soir, 7 jours sur 7, 12 mois par année (il n'a pris de vacances qu'une seule fois dans toute sa vie !)

Une chose frappante quand on assiste à un masterclass de Menahem Pressler est l'insistance avec laquelle il encourage chaque élève à conserver sa personnalité musicale, sa vision personnelle de l'œuvre, même si elle diffère de celle du professeur. Quand on lui demande quels élèves il accepte, Menahem Pressler répond qu'il cherche une personnalité forte, quelqu'un qui travaillera fort et essaiera de développer son potentiel au maximum. Mais d'abord, il recherche l'amour de la musique. Si un élève a un amour réel pour la musique, il sera heureux quel que soit le rôle de la musique dans sa vie. "Plusieurs professeurs transmettent leur amour des œuvres à leurs élèves. Malheureusement, je connais plusieurs professeurs très insatisfaits, déçus, qui considèrent mériter plus. Cette attitude me remplit de tristesse. Je cherche des élèves qui ne tomberont pas dans ce découragement. Ma femme m'est également d'une aide précieuse : elle est une psychologue née qui saisit la personnalité de l'élève en 15 ou 20 minutes1".

Menahem Pressler déplore le fait que les concertistes d'aujourd'hui manquent souvent d'individualité : "Rachmaninoff, Cortot, Schnabel, Curzon, Dame Hyra Hess : tous avaient une conception personnelle et unique de la musique. Leur personnalité forte reste facilement identifiable quand on écoute leurs enregistrements. De nos jours, à cause des techniques d'enregistrement de pointe, l'obsession du jeu parfait a pris une ampleur disproportionnée. Le public exige la perfection à chaque récital ! "

Les compositeurs qui apportent le plus de satisfaction à Menahem Pressler sont Beethoven, Schubert, Brahms et Schumann. Quand il aborde une nouvelle œuvre de musique de chambre que le trio Beaux-Arts prévoit endisquer ou jouer en récital, il le fait en étapes. D'abord, bien sûr, il fait une lecture des notes et essaie de saisir le tempo et le caractère de fond de la pièce. Mais c'est après que s'amorce le vrai travail, car à l'intérieur d'un caractère général, plusieurs subtilités doivent en être dégagées, dans le but de rendre l'interprétation plus personnelle. Dans son enseignement, il soutient cette recherche allant même jusqu'à dire aux élèves, comme Chopin l'a fait avant lui : "Je ne le vois pas de cette façon mais c'est très bien quand même."

Une fois ce travail effectué, une fusion quasi magique s'installe entre la vision du compositeur et celle de l'interprète. "L'artiste n'est pas une photocopieuse. C'est très souvent ce qui se trouve entre les lignes, ce qu'on ne voit pas à première vue, qui est important. La beauté du travail consiste à trouver ces choses. La musique étant la langue de l'âme et de l'oreille et non seulement une science de la connaissance, votre sensibilité prendra conscience des liens qui existent à l'intérieur des œuvres, liens qui ne sont présents que pour vous, que vous seuls pouvez imaginer."

Après cette étude individuelle, vient le partage des idées avec les autres membres du trio, étape enrichissante mais parfois difficile. En effet, comment expliquer aux autres membres du trio l'importance de telle idée d'interprétation, telle subtilité de nuances, telle articulation dans le phrasé ? C'est ici que les différentes forces (que ce soit le rythme, le phrasé, l'analyse) des artistes se complètent, créant un tout qui enrichit chaque chambriste.

Quand Menahem Pressler s'asseoit au piano, le temps suspend son vol. L'essentiel de l'expérience humaine se retrouve à vif dans son studio : amour, joie, tristesse, douleur. La musique remue en nous une gamme d'émotions complexe et subtile : le regret d'une innocence perdue, le désir insoutenable d'atteindre l'inaccessible, la tragédie de l'existence se retrouvent transformés par la vision du compositeur et l'imagination du pianiste. Ce pianiste incomparable semble détenir le secret de la musique entre ses mains et le partage généreusement avec chaque élève, chaque auditeur.

Lucie Renaud
Menahem Pressler donnera une semaine de masterclasses au Adamant Music School au Vermont du 21 au 27 août 1999.Info : www.adamant.org

1- Menahem Pressler. Piano and Keyboard, September/October 1996, p.26-29.
2- Mark BUECHLER. The hunger within.
www.cs.rug.nl/users/peter/Muziek/NSA/Solisten/Pressler.html