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LEON FLEISHER
Un pédagogue d'influence
depuis 40 ans

Leon Fleisher est né à San Francisco le 23 juillet 1928. Il étudie le piano dès l'âge de 4 ans et demi avec entre autres Lev Schorr, Gunnar Johansen et Ludwig Altman. Âgé de 9 ans, il est remarqué par Pierre Monteux, le chef d'orchestre du San Francisco Symphony et par Alfred Herz, le prédécesseur de Monteux. Ils avaient décelé un talent rare qui avait besoin d'un professeur exceptionnel. Ils n'entrevoient qu'une solution : convaincre Arthur Schnabel d'enseigner au jeune prodige. Un seul problème : Arthur Schnabel ne prend aucun élève âgé de moins de 16 ans !

Par un subterfuge, Fleisher est introduit au salon des Herz chez qui Schnabel est invité à souper. Schnabel, beau joueur, décide de l'écouter. Fleisher lui interprète donc la cadence du Concerto en Si bémol de Beethoven et le Sonnet de Pétraque No 3 de Liszt ! Après sa prestation, Schnabel lui demande de lire le 3e mouvement de la Sonate opus 2 #2 de Beethoven. Fleisher éprouvant de la difficulté, le maître le fait asseoir et lui joue la pièce. Le résultat de cette soirée fut concluant : le jeune Fleisher débute des études avec le maître l'été suivant à Tremezzo, en Italie. Il poursuivra ses études avec Schnabel jusqu'à l'âge de 19 ans.

À l'âge de 16 ans, Fleisher joue au prestigieux Carnegie Hall le concerto en Ré mineur de Brahms (qui restera son concerto fétiche). Dans la vingtaine, il est considéré comme un des meilleurs concertistes au monde. En 1958, il enregistre une version de référence des 5 Concertos de Beethoven et des 2 Concertos de Brahms. En 1959, il se joint au Peabody Institute de Baltimore et y débute une carrière florissante de pédagogue.

Mais en 1965, âgé de seulement 37 ans, il doit cesser ses activités de concertiste. Ses sessions intensives de pratique quotidienne lui ont paralysé la main droite. Ce moment tragique transformera la carrière de Fleisher. " J'ai tout-à-coup réalisé que la chose la plus importante dans ma vie n'était pas de jouer avec mes 2 mains ; c'était la musique" dira-t-il en entrevue. Son enseignement prend alors plus d'importance, au Peabody Institute ainsi qu'au Curtis Institute de Philadelphie. Il explore le répertoire pour la main gauche et se met à la direction d'orchestre. En 1986, il devient directeur artistique du festival d'été de Tanglewood, dans le Massachusetts.

Au fil des ans, Fleisher est devenu une institution à Peabody. Maintenant âgé de 70 ans, Fleisher est à la tête du prestigieux département de musique et les étudiants l'appellent affectueusement " the Obi-Wan Kenobi of the piano" (en référence au sage du film " Star Wars"). Des pianistes des 4 coins du globe désirent profiter de son expérience. Certains, comme Andre Watts, sont devenus des vedettes.

Au fil des ans, les docteurs ont tenté sans succès plusieurs approches thérapeutiques (chirurgie, psychiatrie, acupuncture) pour permettre à Fleisher de recouvrer l'usage de sa main droite. Depuis 1995, toutefois, grâce à une technique de massage profond appelé Rolfing, sa main, crispée depuis 30 ans, s'est progressivement assouplie. Mais le processus n'est pas terminé. Cela lui a toutefois permis de rejouer quelques  concertos de Mozart et même le Concerto de Brahms dans un concert mémorable en septembre 1996, prenant place à San Francisco, sa ville natale. 50 ans plus tard, il pouvait enfin rejouer "son" concerto devant sa famille, ses amis, dans sa ville.
 

Par Schnabel, Fleisher est le légataire d'une lignée de musiciens exceptionnels : Leschetizky, Czerny et Beethoven. Schnabel était un pianiste exceptionnel mais également un écrivain ("My life and music"), un compositeur sérieux et un pédagogue. Son influence se fait encore sentir de nos jours ; et pas seulement dans l'enseignement de Fleisher.

Pour Schnabel, la musique restait toujours plus importante que l'interprète. Notre obligation réside dans le retour à l'essence du texte, l'urtext et d'y découvrir les intentions du compositeur. Schnabel a également repositionné le triangle de la relation interprète-compositeur-auditeur. Il fait le parallèle entre l'interprète et un guide de montagne : le guide est nécessaire à l'ascension de la montagne mais son but ultime est de nous amener au sommet pour que nous puissions admirer le paysage.

Schnabel terminait souvent ses concerts par une œuvre majeure du répertoire (une Sonate de Schubert par exemple). À un journaliste qui lui demandait pourquoi il ne donnait jamais de rappel, il répliqua : "J'ai toujours considéré les applaudissements comme un reçu, pas comme une facture."

L'influence de Schnabel se fait beaucoup sentir dans l'approche pédagogique de Fleisher. Dans une entrevue qu'il accordait à Marienne Uszler de la revue "Piano and Keyboard" (no 195, novembre et décembre 1998), Fleisher s'exprime sur plusieurs sujets qui le touchent. Voici quelques-unes de ses paroles remplies de sagesse .

 Comme Schnabel, Fleisher donne peu ou pas de leçons privées. Tous ses élèves peuvent assister aux leçons des autres. "Je considère que cette approche, des plus bénéfiques pour les élèves est aussi très stimulante pour le professeur. Cela devient tellement abrutissant de répéter la même chose à chaque élève ! Dans un groupe, les élèves commencent à comprendre qu'ils partagent tous, à un niveau ou à un autre, les mêmes défis, les mêmes problèmes".

Au sujet de la technique, il nous dit ceci :
"La technique est l'habilité de faire ce que l'on veut. L'idée de deux aspects musicaux dissociés est un non-sens. On doit pratiquer les passages difficiles avec l'intention musicale nécessaire"...
"L'interprète est devenu un protagoniste de cirque romain. Les concerts sont devenus des déploiements de prouesses physiques. Schnabel n'a jamais été considéré un grand technicien. Pourtant ses accomplissements techniques, souvent extraordinaires, demeuraient au service de l'idée musicale. En tant qu'interprètes, nous sommes essentiels car nous faisons naître la musique ( bring to life ) mais la musique doit demeurer le centre de l'attention. "

Fleisher, par son vécu, est devenu un spécialiste des maux qui affligent les musiciens qui pratiquent mal.
Le temps de pratique "ne devrait pas être gaspillé en répétitions sans but. C'est le danger qui nous guette aujourd'hui. Vous vous assoyez au piano et répétez un passage encore et encore. Cela vous procure un sentiment d'assurance car vous faites votre boulot. Vous devriez donc être récompensés par des concerts. Cette attitude  est mortelle. Vous devriez entraîner votre oreille intérieure, vos intentions musicales. Vous devez prendre des décisions, faire des choix. Ensuite la volonté de l'esprit dira aux petits étrangers que sont vos doigts ce qu'ils doivent faire. "
 

En terminant, j'aimerais vous citer le pianiste français François-Frédéric Guy qui résume bien l'impact que Leon Fleisher a sur notre communauté pianistique dans le numéro Hors-Série "spécial piano" du Monde de la Musique de septembre 1998 :
" Leon Fleisher possède une science surhumaine de la pédagogie et de la ligne musicale. À chaque phrase, il nous force à nous demander : qu'est-ce que ça veut dire, ce que je joue, qu'est-ce que ça exprime ? Sa phrase favorite : 'Il faut aider le compositeur.' "
Des perles de sagesse à méditer...
 

Lucie Renaud