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Les musiciens et la technique Alexander

Peter Jancewicz Traduction.: Lucie Renaud

Après avoir souffert d’inconfort et parfois même de douleurs après avoir pratiqué ou joué en concert il y a de cela quelques années, j’ai émis le raisonnement que je souffrais de blessures de type répétitif (repetitive strain injury ou RSI). J’ai donc consulté mon médecin de famille et son diagnostic a confirmé mes doutes. Le seul problème est qu’il ne savait pas comment traiter cette condition sauf en prescrivant des anti-inflammatoires, inefficaces dans mon cas. Ils diminuaient l’inflammation et parfois aidaient à amortir la douleur mais ne traitaient en aucune façon le problème qui causait la blessure.

Ironiquement, ma femme Susan Hlasny, également pianiste, avait, elle aussi, souffert de RSI et avait vécu cette aventure pénible avant moi. Bien évidemment, son expérience ne m’avait pas appris comment éviter la blessure mais j’ai vécu avec elle les difficultés et les frustrations lorsqu’elle tentait d’obtenir un diagnostic exact et un traitement approprié. Après avoir essayé quelques possibilités de traitement qui n’ont pas débouché, j’ai coupé court aux interrogations et suis parti à New York consulter le Dr Emil Pascarelli, un expert dans le diagnostic et le traitement des blessures de musiciens. J’ai obtenu un diagnostic précis et ai profité de ma présence là-bas pour rencontrer l’associée du Dr Pascarelli, le professeur Vera Wills, fondatrice du programme de Bioméchanique et d’Ergonomie pour la prévention et le traitement des blessures de musiciens au Manhattan School of Music. Dr Pascarelli a fait parvenir à mon médecin de famille un rapport médical détaillé et Mme Wills m’a indiqué les lacunes qu’elle avait remarquées dans mes mouvements au piano et a émis quelques suggestions pour les corriger. Susan et moi avons débuté les démarches pour inviter ces experts à prononcer une conférence à Calgary en 2002, qui mettra également en lumière l’expertise du Dr Kelley de Souza et du physiothérapeute Lou Petrash de la Panther Sports Medicine Clinic ici, à Calgary.

Depuis trois ans, je pratique le piano en suivant les conseils du Professeur Wills, tout en travaillant avec Lou Petrash. Il m’a aidé à parvenir à un stade qui permet le contrôle de la blessure, ce qui m’a permis d’arriver à un plateau au cours de la dernière année. Je pratiquais et tout allait bien pendant un certain temps. Soudain, tout s’écroulait et je retournais voir Lou. Il me remettait sur pied et je pratiquais de nouveau. J’ai été happé par ce cycle deux ou trois fois avant de réaliser que je continuerais ces montagnes russes indéfiniment et éventuellement me découragerais et arrêterais de jouer. Sinon, je devais aller à la racine du problème. Vous pouvez me traiter d’hurluberlu mais ne veux vraiment pas cesser de jouer du piano!

Il y a quelques mois, une annonce dans ma boîte aux lettres du Mount Royal College Conservatory pour un séminaire de technique Alexander a retenu mon attention. Mis sur pied par Sharon Janes-Carne grâce à la succursale de Calgary de l’ARMTA, le séminaire était donné par un spécialiste local, Trevor Allan Davies. J’avais déjà fait des recherches sur plusieurs techniques incluant Alexander et Feldenkrais (que j’avais essayé avec succès avec Rob Black) et j’ai donc décidé de m’inscrire. L’atelier était intéressant et Trevor mentionna quelques concepts que j’avais déjà saisis à travers mon propre re-conditionnement. Il a également présenté de nouveaux concepts qui m’ont aidé à aller plus loin. Au moment d’écrire ces lignes, je suis des leçons privées avec Trevor depuis deux mois, et trouve au moins une nouvelle pièce pour compléter mon casse-tête à chaque leçon.

Même si les gens associent la technique Alexander à un entraînement de posture, cela va en réalité beaucoup plus loin. Il existe un lien entre nos pensées, nos corps et la façon d’utiliser nos muscles. En vieillissant et à cause des schémas de pensée appris, nous développons des habitudes de pensée. Ceux-ci déterminent comment nous utiliserons nos corps. Par exemple, nous associons la posture des soldats à une barre d’acier. Les soldats s’entraînent à se tenir droit que leurs dos soit ou non physiologiquement droit (il ne l’est pas!). Ils s’habituent à cette position qui bientôt leur paraît normale. Pourtant, pour parvenir à maintenir cette droiture, ils doivent tendre leurs muscles. La tension devient habitude et bientôt ils ne le remarquent plus. S’ils retournent à une position alignée, ils sentent qu’ils s’affaissent et se forcent à se redresser par sentiment de culpabilité et à cause de la langue bien pendue de leur sergent.

Ce comportement n’est pas étranger aux musiciens. Tôt dans la vie, tout le monde se fait ordonner par une voix autoritaire de se tenir droit. L’enfant se met au garde-à-vous sur sa chaise et la voix de l’autorité approuve. Les deux oublient de considérer que leur image de droiture est souvent obtenue en s’assoyant avec le dos arqué, la tête vers le bas et un peu en retrait vers l’arrière, la poitrine serrée et la mâchoire comprimée par la détermination. L’idée que cette position de tension extrême est bonne est renforcée jusqu’à ce que la personne s’habitue d’elle-même à la position ou qu’ils viennent à se sentir coupable s’ils ne se forcent pas. Fait intéressant à noter, tous mes jeunes élèves, sans exception, s’assoient très bien à l’instrument. Ils n’ont peut-être pas reçu assez de leçons de mauvaise posture! J’ai tenté une expérience avec une élève qui a presque six ans. Je lui ai lancé: « Assieds-toi droite, Marisa! » Je suis presque tombé de mon siège tellement je riais de façon incontrôlable quand je l’ai vue se transformer en banane humaine, le dos arqué, la tête vers l’arrière, la mâchoire serrée et les yeux exorbités tels ceux d’un poisson surpris. Au son de ma voix, une enfant charmante, parfaitement alignée, s’est transformée en troll devant mes propres yeux! J’ai regardé sa mère qui retenait également son rire et dit: « Ce n’est certainement pas ce que je veux! »

Les musiciens passent beaucoup de temps à analyser et à s’inquiéter au sujet de leur technique. Nous passons des années à apprendre à nous placer dans certaines positions que nos professeurs ou nous-mêmes avons jugé les meilleures pour jouer. Nous nous habituons à une manière de faire et une fois que nous y parvenons, nous répétons le vieil adage « Si ce n’est pas cassé, ne le répare pas! » (If it aint’ broke, don’t fix it!) Je n’ai pas de problème avec le dicton, tout dépendant de la définition qu’on apposera au mot « cassé ». Je pensais que si je ne pouvais jouer un passage et qu’il sonne comme je le désirais, que c’était suffisant, que le passage n’était pas « cassé ». Si j’y prêtais attention, toutefois, je pouvais entendre une petite voix qui me disait: « Il doit y avoir une meilleure façon! » Quand j’avais le temps et le désir d’écouter cette voix, je réussissais à régler ce qui m’ennuyait. Mon jeu devenait étonnament sans effort et mon son était plus riche. Mais les vieilles habitudes sont les pires à combattre et parce que je jouais beaucoup, je suis vite retournée au minimum pour passer à travers les pièces. Étouffé par mes succès modestes, la voix de la raison s’est affaiblie. Elle revint en force quand j’ai commencé à vivre un inconfort douloureux quand je jouais.

Pour que la technique soit efficace, le musicien a besoin d’une plate-forme de travail stable, détendue et efficace. Même si j’avais travaillé ma posture depuis que j’avais été diagnostiqué avec le RSI, cela m’a pris du temps avant d’admettre que même si j’avais beaucoup lu sur le sujet, je ne savais toujours pas ce qu’était une bonne posture. J’ai passé beaucoup de temps et d’effort à essayer de m’asseoir « droit ». Mon zèle a été récompensé par un assortiment de douleurs qui migraient de mon dos à mon cou, dépendant quelle version de « droit » j’explorais. Trevor a plutôt associé le concept de la posture avec l’expression « prêt à bouger » (ready to move). Une lumière s’est allumée dans mon esprit (je suis surpris que personne n’ait rien remarqué!) et j’ai réalisé que, malgré mes recherches, j’avais associé la posture à une position idéale unique. Cette idée de « position idéale unique » est idéale pour les réfrigérateurs ou les cabines téléphoniques parce qu’elles ne se déplacent que très rarement. Néanmoins, les musiciens doivent bouger pour produire un son. Dès que le mouvement débute, la posture doit s’ajuster. En d’autres mots, la posture n’est pas une position dans laquelle on entre ou on sort. C’est une situation dynamique qui permet au corps de s’ajuster automatiquement et sans effort pour soutenir chaque mouvement. Si le corps ne réagit pas de façon appropriée, les muscles doivent se tendre pour compenser. La tension affecte directement le mouvement, et comme le son dépend du mouvement, toute tension affecte le son.

La technique Alexander offre les moyens d’apprendre à maintenir une bonne posture sans effort, quelle que soit l’activité pratiquée. Puisque l’état de nos muscles dépend de notre façon de penser, une large part de la technique Alexander consiste à se donner des directives appropriées et à observer les résultats. L’éveil aux pensées et aux sensations les plus subtiles est essentiel. La plupart des gens se préparent à bouger en tendant inutilement plusieurs muscles. À travers le re-conditionnement, il est possible d’inhiber cette tension habituelle et de se déplacer en ajustant la posture plutôt qu’en braquant ses muscles. Même si les mouvements requièrent un certain effort musculaire, rarement devons-nous en utiliser une telle quantité. Peu de temps après avoir débuté mon entraînement avec Trevor, je pratiquais en me donnant des directives Alexander. J’ai remarqué que pendant l’ostinato à la main gauche du Musica Ricercata # VII de Gyorgy Ligeti, mon avant-bras (là où se trouvent les muscles qui contrôlent mes doigts) se tendait. J’ai passé environ dix minutes à observer le mouvement de mon pouce en faisant bien attention aux sensations dans ma main et ai réalisé que de simplement penser au mouvement générait une sensation dans mes deuxième et troisième doigts. J’ai pris une pause, marchant dans mon studio tout en me donnant les directives de nouveau en remarquant diverses sensations. Je me suis alors dirigé vers le piano et, me sentant exceptionnellement confortable, ai joué la Sonate opus 28 (Pastorale) de Beethoven. J’ai regardé, ébahi, mes mains, qui me semblaient aussi molles que des lignes à vaisselle, poursuivaient leur route à travers le premier mouvement, sans effort, de façon belle et précise. Je ne faisais aucun effort physique perceptible pour les contrôler et pourtant les subtilités des voix et des nuances qui m’avaient jusqu’alors échappé, étaient présentes. En rétrospect, j’avais le sentiment que je pouvais accomplir tout ce que je désirais et cette liberté me grisait. Plus rien n’existait que la musique et dans un sens, je suis « devenu » la musique, un état d’esprit qui m’est familier quand je compose. J’ai essayé encore, mais à mon grand regret, le simple fait d’essayer rendait la chose impossible. Pourtant, la même chose m’est arrivée plusieurs fois depuis ce moment et je reste convaincu que la technique Alexander en est responsable.

Dans mon enseignement, je trouve des façons d’aider mes étudiants à mieux jouer sans concentrer leur attention sur l’action au clavier. À travers mon travail sur moi-même, je deviens plus sensible aux problèmes de posture. Comme j’essaie d’aider mes élèves à faire les ajustements nécessaires, je trouve que leur aisance et leur sonorité s’améliorent de façon dramatique. C’est très excitant parce que cela confirme que je suis sur la bonne piste. Mes expériences quand je joue, pratique et enseigne, depuis mes débuts Alexander, me suggèrent que cette décision était celle que devais prendre à ce stade-ci de ma vie.

Si le sujet de la technique Alexander vous intéresse, vous pouvez consulter <www.trevorallandavies.org>.